mardi 20 novembre 2012

De l'importance d'Aurore Martin

Aurore Martin est une militante, française, du parti indépendantiste basque Batasuna, légal en France mais interdit en Espagne du fait de son attitude pour le moins équivoque vis-à-vis des terroristes de l’ETA. Aurore Martin a, bien entendu, participé aux activité de son parti, non seulement en France mais aussi en Espagne, de 2005 à 2008. Elle a été poursuivie par la justice espagnole pour ces faits et s’est réfugié en France.

Jusque-là , rien que de très normal et prévisible.

Là où les choses se compliquent, c’est qu’un juge espagnol a lancé, le 13 octobre 2010, un mandat d'arrêt européen à son encontre « en vue de poursuites pénales pour des " faits de participation à une organisation terroriste, et terrorisme, commis en France et en Espagne de 2005 à 2008 ". La justice française a appliqué ce mandat d’arrêt tout en le restreignant aux seuls actes commis en Espagne et Aurore Martin est entrée dans la clandestinité. Elle a été arrêtée lors d’un banal contrôle routier le 1er novembre 2012 et la procédure d’extradition a immédiatement commencé, ce qui a entraîné de vives protestations de la part d’élus locaux, des groupes autonomistes mais aussi d’organisation de défense des droits de l’homme, à ce point que tant le ministre de l’intérieur Manuel Walls que le président François Hollande ont été interpellés sur le sujet.

Je n’ai aucune sympathie pour Batasuna. La violence de l’ETA était légitime à l’époque du franquisme, tout comme l’était celle de l’Agrupación Guerrillera de Levante y Aragón et des autres maquis antifranquistes de l’après-guerre. Elle a cessé de l’être dés l’instant où la démocratie a été rétablie. Je suis plutôt favorable à ce que le Pays Basque devienne indépendant si telle est la volonté majoritaire de sa population mais cela ne peut se faire que de manière pacifique, pas à coup de bombes et d’ "impôt révolutionnaire". L’attitude de Batasuna était à ce point équivoque qu’on le qualifiait de vitrine légale de l’ETA. C’est d’’ailleurs ce qu’à estimé la Court Européenne des Droits de l’Homme dans un arrêt de 2009 affirmant que :

le comportement des hommes politiques englobant d’ordinaire non seulement leurs actions ou discours, mais également, dans certaines circonstances, leurs omissions ou silences, qui peuvent équivaloir à des prises de position et être aussi parlants que toute action de soutien déclaré.

Et que :

Après avoir recherché s’il existait des raisons convaincantes et impératives de nature à justifier la dissolution des partis politiques requérants parmi les éléments dont elle disposait, la Cour a estimé que cette ingérence correspondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée au but visé ». Il en résulte que la dissolution peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », notamment pour le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui, au sens de l’article 11 § 2.

La demande d’extradition était donc légitime. Le problème est ailleurs.

Autrefois le juge espagnol aurait faire une demande d’extradition à la France, qui l’aurait d’ailleurs sans doute refusée. En effet nous n’extradons pas nos nationaux, et certainement pas lorsqu’ils sont poursuivis pour des délits politiques – le terrorisme n’est pas considéré comme de nature politique mais en l’espèce il s’agit seulement d’appartenance à une organisation le soutenant, plus ou moins implicitement, ce qui n’est pas la même chose.

La procédure dite du mandat d’arrêt européen, cependant, suit une autre logique. Mis en place par la décision cadre 2002/584/JAI, du 13 juin 2002, après avoir été approuvé au niveau politique lors du Conseil européen de Laeken en décembre 2001, il crée une sorte de marché commun judiciaire.

Un état – ou plus précisément un juge dans un état – peut émettre un mandat d’arrêt européen pour des faits punissables dans l’état d’émission par au moins douze mois d’emprisonnement et correspondant à l’un des 32 chefs d’accusations énumérés dans la décision cadre. Les autres états sont alors obligés de l’appliquer, sauf s’il y a une atteinte aux droits de l’homme ou si le mis en cause est poursuivi chez eux pour les mêmes faits. On notera que la nationalité du mis-en-cause n’entre pas en considération, ce qui revient à dire que la France non seulement peut mais doit extrader ses nationaux si un autre pays européen en fait la demande.

Bien sûr, il est possible de contester un mandat d’arrêt européen devant les tribunaux, jusqu’à la Court Européenne des Droits de l’Homme . C’est d’ailleurs ce qu’a fait, sans succès, Aurore Martin, ainsi qu’un autre "bénéficiaire" du système Julien Assange. Le gouvernement, cependant, et au contraire de ce qui se passe pour une extradition traditionnelle, n’a aucun moyen de stopper la procédure. Il n’en est qu’un simple relais administratif.

Il est facile de voir comment le système peut partir en vrille. Qu’un parti d’extrême-droite s’installe au pouvoir quelque part – on ne donnera pas de nom pour ne vexer personne – et le gouvernement français se trouvera dans l’obligation d’arrêter des citoyens français, sur son propre territoire, pour "appartenance à la mafia sioniste" ou "incitation à la sédition rom". L’affaire Julien Assange montre d’ailleurs que ce n’est pas qu’une simple hypothèse.

En sus de ces abus prévisibles, et au moins partiellement avérés, le mandat d’arrêt européen participe du grand mouvement de dépolitisation bureaucratique qui caractérise la construction européenne depuis 1952. Il ne s’agit pas des transferts de souveraineté en eux-même, mais bien du fait que, contrairement à ce qui s’est passé aux USA en 1787, cette souveraineté n’ait pas été transférée à un corps politique mais à une entité administrative.

Cette différence est fondamentale et explique l’échec de l’Union Européenne.

Un corps politique, comme son nom l’indique, mène une politique qui, du moins en théorie, peut être invalidée par les électeurs qui enverront alors au pouvoir des gens totalement différents pour mener une politique elle aussi totalement différente. C’est un système très imparfait mais il a l’avantage de permettre de changer de gouvernement sans avoir à prendre d’assaut le palais présidentiel ni à envoyer ses occupants en camps de rééducation par le travail.

Une administration fonctionne de manière différente. Elle gère en appliquant des règles établies à l’avance sous la surveillance non pas du peuple mais des tribunaux. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas le pouvoir de la renvoyer dans ses pénates mais seulement d’invalider telle ou telle de ses décisions. Une administration n’est, par définition, responsable politiquement devant personne. Sa seule obligation est de respecter formellement les principes qui l’ont fondée, et tant pis si cela se fait contre la volonté de ses administrés.


Or dés le départ, l’Union Européenne a été conçue comme une administration – comme dise les informaticiens, it is not a bug, it is a feature. La CECA avait pour but, explicite, de retirer la maîtrise des mines et de la sidérurgie aux états pour leur ôter les moyens de faire la guerre, ce qui supposait que cette maîtrise soit confiée non pas à une autorité politique, qui pourrait éventuellement faire la guerre, mais à un organisme purement gestionnaire.

L’Europe n’a jamais su dépasser ce péché originel et chaque approfondissement n’a fait que la transformer toujours plus en une vaste machine à appliquer des traités dont elle ne peut remettre en cause les fondement idéologiques. C’est pour cela que les partisans du non de gauche en 2005 avaient à la fois raison et tort. Raison, parce que le traité sacralisait une politique libérale qu’il ne serait ensuite plus possible de contester au niveau européen. Tort parce que le traité de Lisbonne n’avait rien de spécial de ce point de vue. Le ver était dans le fruit dés 1952.

Un exemple nous en a été donné récemment avec la fameuse directive avortée sur les 40% de femmes dans les conseils d’administration. Je trouve personnellement cette mesure absurde et odieuse. Absurde parce que les entreprises n’ont pas vocation à être représentatives, elles ont juste l’obligation d’offrir à tous les employés les mêmes opportunités, ce qui est profondément différent. Odieuse parce qu’elle se présente comme bénéficiant à toutes alors qu’elle ne touchera qu’une poignée de déjà favorisées – c’est d’ailleurs une constante dans le monde progressisto-bobo.

Le vrai problème, cependant, c’est que c’est un organisme qui, au fond, n’est responsable devant personne qui a décidé de prendre ou non cette mesure et de l’imposer aux parlements nationaux. Dans un certain nombre de cas, le parlement européen a, de fait, un droit de véto dans le cadre de la "codécision", mais ses modalités d’élection, sur une base nationale et sans débat sur les politiques à mener, font que ses décisions ressemblent plus à des négociations d’appareil, menées sous le regard et l’influence des lobbys, qu’à un débat démocratique.

Ce n’est même pas un gouvernement par décret, c’est un gouvernement par notes de service. Et comme tous les gouvernements de ce style, il est effroyablement vulnérable aux pressions et aux luttes de factions de la classe dominante.

Il n’y a que deux remèdes à cette situation. Le premier, celui qui a ma préférence, consisterait à faire de l’Union Européenne un véritable état fédéral avec un gouvernement responsable devant un parlement élu au cours d’élections aux enjeux clairs et dont les résultats conditionneraient la composition du dit gouvernement. Concrètement, cela signifierait que les actuels états cessent d’être souverains et se voient ravalés au rang d’un canton suisse ou d’un état américain, ce qui soit dit en passant est loin d’être négligeable. C’est, en substance, la proposition de Dany Cohn-Bendit. Je doute que je la voie se réaliser de mon vivant, et je compte bien vivre très longtemps.

Le second consiste à admettre que nous avons construit une machine incontrôlable qui est en bonne voie de dissoudre la démocratie, à la dissoudre avant et à reconstruire la dite démocratie au niveau national. Ce n’est pas l’hypothèse que je préfère, mais force est de constater que c’est la plus probable si nous continuons à nourrir le monstre bureaucratique.

Et pour en revenir à nos moutons basques, c’est bien cette alternative que met en lumière le cas d’Aurore Martin, et c’est bien pour cela que tous les républicains devraient s’opposer à sa livraison aux autorités espagnoles.

dimanche 15 juillet 2012

Histoires de panneaux

Les juges des cours administratives ont l’habitude des conflits clochemerlesques. Celui que le tribunal administratif d’appel de Marseille vient de trancher bat cependant des records dans ce domaine.

Le maire d’une petite ville de la banlieue de Montpellier, Villeneuve-lès-Maguelonnes, avait en effet décidé de placer à l’entrée de sa commune des panneaux en occitan – jusque-là, rien que de très habituel. Une association locale, le Mouvement Républicain de Salut Public, présidée par un nommé Robert Hadjadj, a attaqué cette décision en arguant, entre autres, de dispositions du Code de la Route. Le tribunal de première instance l’a suivi, mais le tribunal d’appel l’a renvoyée dans ses pénates en lui expliquant qu’un arrêté de 1967 n’avait aucune valeur s’il ignorait la Loi Toubon et la Constitution. Il a assorti cette explication d’une facture de 2000 euros, ce qui devrait sûrement en faciliter la compréhension.

Il n’y a évidement là rien que de très normal. De la part d’une association avec un nom aussi déphasé que Mouvement Républicain de Salut Public on ne pouvait s’attendre qu’à des actions frivoles, surtout quand on sait qu’il milite pour un retour au calendrier républicain – oui, celui de vendémiaire, brumaire et nivôse. Tout au plus pourra-t-on observer que les associations francophonistes ont soutenu cette action, ce qui démontre que leur supposée défense de la diversité culturelle n’est que le masque d’une croisade impérialiste et néo-coloniale. Ce n’est pas une surprise pour moi, mais il faudra s’en souvenir la prochaine fois qu’elles geindront.

Au delà de la furie procédurière d’un groupe de nostalgiques de Robespierre, ce qui frappe c’est l’importance donnée à ces panneaux. Après tout, il est extrêmement douteux que la langue utilisée sur les panneaux d’entrée de ville ait une quelconque influence sur les habitudes linguistiques des habitants.

La défense des langues minoritaire est une noble cause, même si, comme toutes les nobles causes elle a ses fanatiques dangereux. La preuve en est que ses opposants la combattent sur le mode du "je ne suis pas... mais..." et se livrent à d’impressionnantes contorsions intellectuelles pour expliquer qu’ils sont pour la diversité culturelle, à condition qu’elle ne bénéficie qu’à eux – les francophonistes ont particulièrement doués pour cela.

La plus noble des causes peut être défendue de manière inepte, cependant, que ce soit par ignorance, facilité ou préjugé de caste.

Joshua Fishman
Le processus par lequel une langue s’éteint, et par voie de conséquence les moyens par lesquels on peut l’enrayer, voire l’inverser, a fait l’objet de nombreuses études dont les plus connues sont celles de Nancy Dorian sur le gaélique du Sutherland et de David Crystal sur le dyirbal, sans parler des ouvrages de Joshua Fishman sur la revitalisation linguistique et notamment Reversing Language Shift.

Ces études sont cependant très rarement appliquées sur le terrain, et certainement pas en France. La barrière linguistique et le caractère à la fois élitiste et profondément provincial de la culture française n’y sont certainement pas pour rien, mais il n’y a pas que cela.

Josuah Fishman, par exemple, est extrêmement réservé sur les mesures institutionnelles telles que l'officialisation, l'utilisation par les médias et l'administration ou l'enseignement, du moins tant que la transmission intergénérationnelle n'est pas assurée.

Pour le citer :

[…] il peut aussi être insatisfaisant pour qui ont des buts plus ambitieux, requérant le soutien matériel et l'action du gouvernement. Ces buts ambitieux et ces actions gouvernementales ne mènent cependant souvent à rien, car ils ne sont pas soutenus par des communautés de base et des initiatives locales. Un effort à la base est, lui, au moins un début. Il peut être possible et même souhaitable d'aller plus loin, plus tard, mais sans ce premier niveau de soutien, rien de ce qui suivra ne sera durable et les efforts gouvernementaux peuvent devenir purement formels, ou même calculés pour aliéner plus de personnes qu'elles en amènent à la cause, comme les militants pour le gaélique irlandais l'ont appris à leurs dépends à la fin des années 60 et le début des années 70.

Or, si le déclin des langues minoritaires (et de tout ce qui ressemblait à une culture populaire en France) a été précipité par la dissolution de la société traditionnelle, la cause première de ce déclin a été la politique de discrimination menée vis-à-vis de leurs locuteurs par l’Etat et d’une manière générale par les classes dominantes. Il est donc logique que leurs défenseurs se tournent aujourd’hui vers l’Etat, le pensant capable de reconstruire ce qu’il a détruit. Par ailleurs, ces défenseurs viennent souvent de la fonction publique et des milieux professoraux, qui ont une foi naïve dans la toute puissance de l’Etat en général et de l’école en particulier.

Que le seul parti politique d’envergure à s’opposer ouvertement à la signalisation bilingue – pour prendre cet exemple – soit le Front National en dit long sur les motivations réelles de ceux qui s’y opposent d’une manière, disons moins ouverte, notamment dans ce qu’on appelle le courant "républicain".

Il y a néanmoins une grande différence entre "juste" et "efficace" et si se battre pour des symboles peut-être utile dans certains cas, se concentrer sur eux quand on ne dispose que de ressources limitées est rarement une bonne idée ; Ainsi si les écoles par immersion garantissent une certaine forme de transmission, même si celle-ci est moins durable que la transmission familiale, se battre pour la visibilité du breton dans la vie quotidienne ou l'administration, pour parler de ce que je connais, est un remarquable gaspillage d'énergie militante.

Pour citer Josuah Fishman :

L'objectif à ce stade (comme à tous les stades) doit être de se transcender, c'est à dire d'acquérir ce qui manque le plus au succès de l'entreprise : des groupes de jeunes, des associations de jeunes adultes, des groupes de jeunes parents et finallement des communautés résidentielles ou des quartiers utilisant (ou menant à l'utilisation) de la langue minoritaire. […] La route vers la mort sociétale est pavé d'actions qui ne sont pas centrées sur la continuité intergénérationnelle.

Naturellement, cela implique un certain degré d'exclusion, ou plutôt de séclusion, ce qui n'est guère populaire aujourd'hui (sauf lorsqu'il s'agit de se couper de la culture mondiale, ce qui est, après tout, l'objectif principal de la francophonie). Cela peut aussi avoir des implications en termes de carrière ou de confort matériel, ce qui risque d'éloigner les bobo – je ne suis pas sûr que ce dernier point soit véritablement un inconvénient, cependant. Ce n'est pas un hasard si les seules langues immigrantes à avoir survécu aux USA sont celles des communautés religieuses isolationnistes comme les Amish ou les Hutterites.

C'est ici que les projets de revitalisation linguistique rejoignent l'évolution générale de nos sociétés. Notre civilisation globalisée, atomisée, étatisée et marchandisée ne peut rester tout cela que grâce à toute une série d'institutions extrêmement dépendantes elles-mêmes d'un apport constant d'énergie et de ressources.

Or, comme l'avait prédit "Halte à la Croissance" dans les années 70, ces ressources s'épuisent et avec elles la capacité de notre civilisation à assumer le coût de sa propre survie. Cela se traduira par une longue crise économique, qui ne cessera de s'approfondir, ainsi que par une relocalisation et une simplification sociale forcée.

Le monde ne redeviendra sans doute jamais la collection de mondes distincts et isolés qu'ils était avant la première expansion coloniale européenne, mais une fragmentation politique et culturelle est sans doute inévitable. Tout aussi inévitable est l'affaiblissement puis l'extinction des reliques coloniales comme la francophonie (comme quoi même les pires désastres peuvent avoir des côtés positifs) et des grandes utopies universalistes.

Parce qu'elles favorisent l'adaptation au milieu environnant, les périodes de vaches maigres poussent à la diversité culturelle et linguistique... et les vaches de l'avenir risquent fort d'être faméliques.

Par ailleurs, comme à chaque fois qu'un système s'effondre, l'économie redeviendra locale et communautaire, peut-être même pré-monétaire. Ce qui conditionnera la survie de tel ou tel groupe dépendra, non plus de sa capacité à se positionner dans la mondialisation, mais sa capacité à créer des liens forts entre ses membres – pour faire simple, le modèle Amish risque d'être plus porteur que le modèle new-yorkais.

Dans un tel contexte,l'État nation moderne ne peut que se défaire au profit de structures plus légères qui laisseront l'essentiel de la gestion quotidienne à des pouvoirs locaux (qui ne seront pas nécessairement démocratiques), au terme d'un processus qui ne sera pas nécessairement pacifique.

Ce que cela signifie c'est que les langues et les formes culturelles qui dépendent d'institutions comme l'école pour se maintenir seront en très grande difficulté. C'est évidement une mauvaise nouvelle pour le français, dont la forme orale est devenue si différente de la forme écrite qu'on peut se demander si elles ne constituent pas deux langues distinctes. C'est également une mauvaise nouvelle pour les langues minoritaires qui n'auront pas réussi à établir ou rétablir une base communautaire stable. Elles risquent fort d'être emportées.

Les écoles bilingues peuvent être un outil de relocalisation, et donc de revitalisation à condition de se transcender elles-mêmes et de servir de base à une véritable vie communautaire. Même si c'est toujours amusant d'énerver les francophonistes, je ne suis pas sûr qu'on puisse en dire autant des panneaux.

dimanche 1 juillet 2012

Errances vertes


Creative Common : Michel Briand
Les Verts ont réussi leur pari. Profitant de la vague rose, ils ont fait élire dix-sept députés et nommer deux ministres. Cela a des avantages, qui font plus que compenser la débâcle de l’élection présidentielle, même si le moins que l’on puisse dire c’est que là où ils se présentaient seuls ils ont fait des scores très oubliables – un petit 6,08 % chez moi à Saint-Nazaire.

Le moins que l’on puisse dire aussi, c’est que leur participation au gouvernement commence très mal. Non seulement Daniel Cohn-Bendit critique ses camarades en parlant d’image détestable, d’arrivisme et de clan, mais les ministres d’EELV et notamment la première d’entre eux semble vouloir tout faire pour lui donner raison. Nous avons eu d'un côté Cécile Duflot demandant la légalisation du cannabis, mesure qui se défend mais n'aura qu'une influence assez limitée sur le caractère soutenable ou non de notre économie, et de l'autre la même Cécile Duflot étalant son impuissance dans l'affaire du pétrole de Guyane, sujet pourtant autrement plus central dans ce qui devrait théoriquement être le projet écologiste.

Apparemment, appartenir à un gouvernement qui bafoue votre projet exige quelques sacrifices.

Il serait facile de taxer les Verts d’arrivisme et de corruption. La réalité est, naturellement, beaucoup plus complexe. Dans un système comme le nôtre, où l’action politique exige toujours plus de moyens et où ces moyens viennent de plus en plus des subventions publiques et des indemnités des élus, il est vital pour un parti d’en avoir, si possible à tous les niveaux de décision.

Évidement, si ses résultats électoraux ne lui permettent pas d’obtenir seul des élus ou des postes à responsabilités – ce qui est le cas d’EELV dans les scrutins majoritaires ou semi-majoritaires – il doit faire des alliances, directement ou indirectement, avec l’un ou l’autre des deux partis dominants. Cela n’a en soi rien de honteux. L’alternative serait de faire comme les groupuscule d’extrême-gauche : faire des candidatures de témoignage, vivoter en attendant que quelque chose se passe et entretenir une poignée de permanents en faisant payer des cotisations exorbitantes à ses membres.

Cela a des conséquences, cependant. Les élus qui peuvent vivre de leurs indemnités – ce n’est pas la majorité, soit dit en passant – deviennent une sorte d’aristocratie consacrant l’ensemble de leur temps et de leur énergie à la politique. Autours d’eux se forment une sorte de bureaucratie de permanents, d’assistants et de chargés de missions qui vivent – pas forcément très bien d’ailleurs – de la politique.

Ils n’ont, on les comprends, aucune envie de perdre leur emploi, surtout dans le contexte actuel, et le fait qu’ils fassent de la politique à temps plein leur donne une influence considérable sur les choix stratégiques du parti. Ajoutez à cela un électorat qui préfère, et de loin, les symboles creux aux actions concrètes et on comprend pourquoi les vrais enjeux passent au second plan.

Le cœur de l’électorat des Verts appartient aux classes moyennes supérieures, les fameux bobo. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement vrai de tous les écologistes. Il y a une écologie de droite – et même d’extrême-droite – qui ne partage pas le goût des bobos pour la bonne conscience ostentatoire, ce qui ne veut pas dire qu’elle leur soit supérieure. Il y a aussi une écologie pseudo-radicale et gauchisante qui attire ceux que j’appellerais les révolutionnaires RSA (ainsi que, pour être honnête, un nombre assez conséquent de bobos cherchant à recycler le gosplan ou l’autogestion). Les révolutionnaires RSA ne sont pas riches et sont généralement très fiers de vivre de minima sociaux... ce qui ne les empêche pas de vitupérer contre une société de consommation dont ils dépendent totalement pour leur survie. Leur objectif n’est pas de préserver leur style de vie (encore que...) mais leur sacro-sainte position de résistants au "système". Il va de soi qu’ils seraient extrêmement embêtés si le système en question implosait, ne serait-ce que parce que les canettes de bière ne poussent pas dans les arbres. On trouve principalement les révolutionnaires RSA dans les squats politiques, la branche anarchiste de l’altermondialisme ou les mouvement de chômeurs et de précaires où aucun chômeur dignes de ce nom irait s’égarer.

Les bobos sont humainement beaucoup plus sympathiques, mais ils sont socialement dans une impasse. Ils sont, sinon riches, du moins aisés, et tiennent à garder cette aisance. Ils tiennent, par ailleurs, à la justifier en s’engageant pour sauver ou améliorer le monde – une attitude qui, soit dit en passant, vient directement de la bonne veille morale catholique.

Le problème est que leur position sociale et, partant, leur position idéologique est totalement insoutenable. La capacité d’une société à entretenir une classe d’enseignants, de consultants en environnement, de psychothérapeutes ou d’architectes dépend directement de sa capacité à dégager des surplus. Ce n’est pas que tous ces braves gens ne servent à rien. La plupart rendent des services utiles (bon, peut-être pas les consultants en environnement) mais ils ne produisent pas de ressources. Ils utilisent, et donc attirent à eux, des ressources produites par d’autres. Par ailleurs, si les services qu’ils rendent sont utiles, ils ne sont pas indispensables à la survie matérielle de la société.

Lorsque celle-ci se trouvera dans une situation difficile, on peut s'attendre d'abord à ce que les classes moyennes supérieures utilisent leur poids politique pour préserver leurs privilèges – généralement au dépends des classes populaire, via telle ou telle escroquerie au "tous ensembles".

Au-delà d'un certain seuil, cependant, sacrifier les ouvrier sur l'autel de la bobocratie ne suffit plus, ne serait-ce que parce que les ouvriers n'ont plus rien à sacrifier, et c'est au tour des architectes et des psychothérapeutes de prendre le chemin de l'agence pour l'emploi, puis des champs de pommes de terre. C'est ce qui se passe en Grèce aujourd'hui, c'est-ce qui se passera partout dans le monde développé demain.

Il y a 40 ans, le Rapport Meadows avait esquissé le destin qui nous attendait si nous ne mettions pas fin à notre course effrénée à la croissance : non pas un effondrement subit dû à une brutale pénurie de telle ou telle ressource, mais une accumulation de stress causée par la nécessité toujours plus impérieuse d'utiliser des ressources toujours plus coûteuses et difficiles à exploiter pour remplacer celles que nous aurons épuisées. Le résultat c'est que notre capacité à dégager des surplus pour faire autre chose que payer les coûts de maintenance de notre civilisation ne cesse de s'amenuiser, ce qui se traduit par des difficultés économiques croissantes, et un recours toujours plus important au casino boursier (et non, ce n'est pas la faute des grands méchants spéculateurs ou du "capitalisme", c'est juste la réalité qui s'impose à vous).

Au bout du chemin, nous obtiendrons sans doute une très intéressante collection de ruines, et avec le réchauffement climatique il est tout à fait possible qu'elles s'élèvent au milieu de la jungle ou sur le fond de mers peu profondes – ce qui leur donnera indubitablement un certain cachet.

Il va de soi, que les classes moyennes supérieures disparaîtront bien avant et c'est une perspective qui ne les enthousiasme pas du tout. C'est d'autant plus problématique pour eux que la seule réponse viable à cette situation est de simplifier volontairement la société et d'organiser le retour à une frugalité qui nous sera de toute façon imposée pour la rendre moins brutale et moins douloureuse.

Or, les bobos ne sont pas du tout intéressés par la frugalité. Ce qu'ils veulent, ce sont des signes extérieurs de richesse, et des signes extérieurs de bonne conscience, d'où leur goût pour le bio (à condition que ce soit quelqu'un d'autre qui le produise) et les filières équitables (et la lutte contre l’industrialisation du tiers-monde).

Cette contradiction se retrouve au cœur du projet vert. Quand la seule réponse au problème sur lequel vous attirez l'attention est inacceptable ou impensable, la seule solution est de se réfugier dans le symbole, de poser des actes en espérant qu'ils nous permettront d'avoir une société soutenable sans avoir à en payer le prix.

Il s'agit, naturellement, de pensée magique, la même qui inspirait les cultes du cargo, la danse des esprits... ou les achats d'usine clé en main. A chaque fois le but est le même : éloigner le changement en se donnant l'impression de l'adopter, et bien sûr préserver les positions sociales acquises. Il n'est pas anodin, par exemple, que ce soit la taxe carbone – en définitive une forme de rationnement par l'argent – qui ait eu les faveurs des Verts, plutôt que des solutions de quota, bien plus égalitaires, et probablement plus efficaces sur la durée.

C'est d'autant plus regrettable que l'écologie, la vraie, est potentiellement infiniment plus révolutionnaire que ne l'on jamais été les fantaisies marxistes ou anarchiste. Elle remet en cause la centralité de l'humain et lui redonne sa vraie place : celle d'une espèce parmi les autres, soumise aux mêmes lois que les autres et promise à l'effondrement si les ressources qui lui permettent de prospérer s'épuisent.

Surtout qu'ignorer la réalité en se livrant à de complexes rituels ne l'a jamais fait disparaître. L'illusion de l'action n'a jamais remplacé l'action et pendant que les écolos bobo-greens élèvent l'équivalent moderne des statues de l'île de Pâque aux dieux de la durabilité, la situation continue à se dégrader et nos marges de manœuvre à diminuer.

Peut-être, avec un peu de chance, nos descendants trouveront-ils une statue de Duflot dans les ruines – cela leur donnera un certain cachet.

mardi 29 mai 2012

Errances Féministes



Toutes les élections présidentielles ont leurs faux débats et leurs faux scandales. Celle que nous venons de vivre ne fait pas exception. On peut même dire que cette fois-ci nous avons été particulièrement bien servis puisqu’aux déblatérations des uns et des autres sur la viande halal s’est ajoutée la censure par le Conseil Constitutionnel de la loi pénalisant le harcèlement sexuel.

Sur le fond il n’y a pas grand chose à en dire. La loi, telle qu’elle avait fini par être rédigée, était tellement vague qu’elle permettait de faire condamner n’importe qui pour n’importe quoi. J’aurais même pu attaquer la haridelle qui, un soir de quatorze juillet, m’a abordé quatre fois de suite avant de me couvrir d’injures parce que je ne lui avait pas payé une bière.

Cette censure était d’ailleurs souhaitée par les associations de victimes, même si elles ont regretté que son effet soit immédiat. Ce n’est pas mon cas. Un vide juridique, d’ailleurs relatif au vu des dispositions du Code du Travail, est de loin préférable au calvaire qu’aurait subi notre pauvre haridelle, certes laide, stupide et vulgaire, s’il m’avait pris la fantaisie d’appliquer cette loi absurde à la lettre.

Ce qui est intéressant, cependant, ce n’est pas l’abrogation en elle même, ni le cafouillis législatif dont elle est la conséquence, mais la réaction des associations féministes. Elles ont qualifié cette décision de révoltante et ont manifesté en nombre (une grosse dizaine) devant le siège du Conseil Constitutionnel. Yvette Roudy, ancienne ministre de François Mitterrand s’est même fendu d’une tribune dans le monde où elle contestait la légitimité de la décision en question, basée, rappelons-le sur la Déclaration des Droits de l’Homme.

C’est d’autant plus ironique que c’est sous la pression des associations que la loi, au départ cohérente, est devenue le monstre juridique que l’on sait.

Une nouvelle loi sera sans aucun doute prochainement votée et on peut espérer qu’elle sera rédigée à peu prés correctement. Le harcèlement, sexuel ou autre, est un délit grave et un fléau social qu’il convient de réprimer sévèrement. Au delà de l’anecdote, cependant, ce que cette affaire met en lumière, c’est la dégénérescence du féminisme.

Lorsqu’il est né autour d’Olympe de Gouge en France et de Mary Wollstonecraft en Grande Bretagne, le féminisme avait pour but de faire reconnaître les femmes comme des êtres humains à part entière, et ce à une époque où les droits des femmes étaient plutôt en régression. Le droit de vote des femmes n’était, en effet, pas étranger à l’Europe de l’ancien régime. Ainsi, entre 1718 et 1771 les femmes pouvaient participer aux élections suédoises, tant locales que nationales, pour peu qu’elles appartiennent à une guilde et payassent des impôts.

D’une manière générale l’industrialisation et la généralisation du mode de vie bourgeois se sont traduits par une régression de l’influence des femmes à la fois dans la vie intellectuelle – la disparition des salons – et dans la vie économique. Elles ont, en effet, au même titre que les hommes, d’ailleurs, été dépossédées de leur métier et transformées en simples rouages de la nouvelle économie industrielle, notamment dans l’industrie textile.

Cette dépossession s’est d’ailleurs accentuée dans les années cinquante avec la dislocation de la sphère domestique et l’apparition de la femme au foyer. En effet, et contrairement aux clichés machistes, les femmes étaient auparavant très impliquées dans l’économie, même si ce n’était pas nécessairement l’économie monétaire. Seule la bourgeoisie pouvait se permettre de maintenir ses femmes dans l’oisiveté.

Comme le fait remarquer John Michael Greer :

Alors que les troupes rentraient à la maison, le gouvernement et l'industrie ont fait tout leur possible pour chasser Rosie la Riveteuse de l'usine et la transformer le plus vite possible en Suzy la mère au foyer, afin de libérer des emplois pour des millions de soldats démobilisés. Dans le même temps, la quête de marchés pour alimenter l'expansion de l'économie de consommation et donner des emplois à ces mêmes millions jeta l’économie monétaire à l’assaut de l’économie domestique..

La propagande d'après-guerre – le mot «publicité» est trop doux pour les campagnes de saturation qui ont inondé les médias populaires dans les années 1940 et au début des années 1950 – présentait les familles de la classe moyenne comme un idéal d'opulence dans lequel, les produits de consommation les plus modernes remplaçaient la routine terne de l'économie domestique par une vie d'élégance et de loisirs. La réalité derrière la façade s'est avéré être beaucoup moins agréable. Chassées à la fois de l'économie de marché où elles avaient été très présentes pendant les années de guerre, et de l'économie domestique que leurs mères avaient tenue auparavant, des millions de femmes américaines des classes moyennes ont mené une existence purement décorative et sans objet.

Le problème du féminisme tient à ce qu’il a gagné l’essentiel de ses batailles, politiques au début du vingtième siècle avec la progressive généralisation du vote des femmes, puis sociétales au cours de la seconde moitié de ce même siècle. Certes il subsiste des différences statistiques, mais ils correspondent aux choix, voire même aux désirs, des intéressées, et si ces choix et ces désirs sont socialement contraints, cela ne les rend pas pour autant illégitimes, pas plus que leurs conséquences, volontaires ou non.

Son succès a posé au féminisme des problèmes que pour l’essentiel il n’a pas su répondre, comme le fait remarquer Greer :

De nombreuses injustices furent corrigées, ou du moins contestée, et des rôles sociaux qui étaient devenus désespérément restrictif pour les femmes comme pour les hommes ont subi une réévaluation bien nécessaire. Pourtant, alors que le féminisme des années soixante et soixante-dix diffusait dans la culture populaire, il a subi dans une certaine mesure le sort de tous les mouvements sociaux progressistes dans l'Occident moderne: au lieu de remettre en cause le système des privilèges masculins, et les présupposés qu'il sous-tend, de nombreuses femmes qui se considéraient féministes ont simplement cherché à s’approprier des positions de privilège dans le système existant.

Le succès même du féminisme a eu toute une séries de conséquences néfastes, à la fois pour le mouvement, ou du moins la perpétuation de ses idéaux, et pour les femmes en général.

La première est bien sûr la montée en visibilité et en influence du radicalisme. Le féminisme a toujours eu une frange extrémiste, que ses adversaires considéraient comme représentative de l’espèce. Comme toutes les franges, celle-ci n’a qu’une considération très relative pour les droits humains et la démocratie, au point que pour certaines d’entre elles, le terme "feminazi" apparaît moins comme une insulte qu’une description. C’est ainsi que Mary Daly a pu dire "Si la vie doit survivre sur cette planète, il va falloir la décontaminer. Je pense que cela sera accompagné d’une évolution qui conduira à une réduction drastique de la population des mâles".

D’ailleurs, si l’on veut trouver une transphobie articulée, théorisée et assumée, c’est chez les féministes radicales qu’il faut aller. Le livre de Janice Raymond, The Transsexual Empire, où elle écrit "tous les transsexuels violent le corps des femmes en réduisant la forme femelle réelle à un artefact", est de ce point de vue particulièrement éclairant.

Naturellement, les radicales ne constituent qu’une toute petite partie du mouvement et n’ont de poids que dans le monde académique. Il n’en reste pas moins que leur influence, comme l’a déploré, par exemple, Elizabeth Badinter, dépasse de loin ce que leur petit nombre et leur relative obscurité pourrait laisser supposer.

Le second problème est la focalisation sur des symboles creux. Ce n’est pas une spécificité féministe et le courant d'où je viens s'y livre souvent avec un enthousiasme touchant, pour des raisons d'ailleurs fort similaires. L'exemple le plus récent en a été la "bataille" pour l'élimination de la case mademoiselle sur les formulaires administratif. Dans une société où la moitié des enfants naissent en dehors du mariage, cette mention n'a effectivement pas grand sens, mais en faire un symbole, même mineur, d'une supposée oppression masculine n'en a pas beaucoup plus. Il en est de même d'ailleurs des règles de l'accord de l'adjectif qui n'est qu'un fossile de l'époque où l'ancêtre de notre langue n'ait ni masculin ni féminin, mais un animé générique qu'on opposait à un inanimé tout aussi générique.

Ces symboles creux permettent d'obtenir des victoires aussi faciles que futiles, et donc de conserver la dynamique du mouvement. Ils permettent surtout de masquer derrière un écran de fumée idéologique l'évolution d’un mouvement qui, après avoir servi l'ensemble des femmes et leur avoir permis d'accéder à la citoyenneté, en est venu à ne plus défendre que la bonne conscience et les intérêts de certaines femmes. C'est d'ailleurs loin d'être un cas isolé dans une gauche sociétale dont on se demande de plus en plus ce qu'elle a de gauchiste.

Pour ce faire, on utilise deux outils, particulièrement répandus, on doit le dire, dans la dite gauche sociétale : la victimisation et la logique des quotas.

Nous avons pu observer la victimisation à l’œuvre lors de l'affaire DSK, non que l'individu soit particulièrement recommandable – le qualifier de gros porc est une insulte à la gent porcine et certains membres, pas nécessairement masculins d'ailleurs, de l'establishement ont tenu, à cette occasion, des propos regrettables. Le problème c'est que les réactions n'avaient rien à voire avec le droit, que ce soit celui de la plaignante à être écoutée ou celui de l'accusé à bénéficier d'un procès équitable. Certains ont, par intérêt de classe ou de clan, essayé de défendre un individu de plus en plus manifestement indéfendable. D'autres ont pris le parti systématique de la plaignante, criant au scandale et à la phallocratie lorsqu'il s'est avéré que la dite plaignante n'était pas totalement digne de confiance.

Le problème avec la logique victimaire c'est qu'elle reconstitue la vieille dichotomie victorienne entre l'épouse et la prostituée, en donnant le beau rôle, non pas à la victime, mais à ses défenseurs autoproclamés. Une victime, voyez-vous, n'est, par définition, pas maître de son destin. Elle est là pour incarner la cause, être soutenue, et éventuellement devenir un(e) militant(e) en adoptant l'idéologie de tel ou tel groupe.

Et malheur à elle si elle ne joue pas la partition qu'on lui a écrite, comme le fait remarquer Sylvianne Spitzer :

[…] je suis assez étonnée de cette volonté de prendre en charge totalement la femme victime. Certes elle demande de l'aide, mais comme les hommes victimes, elle doit réapprendre à agir seule, sans contrôle. Or, l'impression première qui j'ai ressenti face à ces discours c'est qu'en fait ces associations cherchent à se substituer au mari "contrôleur". La femme deviendrait alors victime de l'association à laquelle elle s'adresse car cet organisme la replonge dans un statut infantilisé.

Le concept de victime étant étendu à toutes celles qui ne sont pas militantes, grâce à la notion, souvent extrêmement vague, de patriarchie, on en vient à dire que toutes les femmes qui ne suivent pas la ligne sont aliénées, et l'aliénation, lorsqu'elle devient obstinée, commence à sérieusement ressembler à de la traîtrise. Écoutons par exemple Anne Zelenski, féministe historique, passée il est vrai récemment à l'extrême droite.

Quelques affaires émergent, vite étouffées, avec la complicité des autres femmes du voisinage politique, familial, toujours prêtes à lécher la main du maître et à se désolidariser de leurs paires. Tout se tient : la violence ne se perpétue qu’avec le consentement plus ou moins tacite de ses victimes.

Cette course à l’échalote victimaire n'est évidemment pas le privilège des féministes. Elle gangrène l'ensemble de la gauche sociétale – avec un bémol pour le mouvement gay, car il lutte contre de réelles discriminations légales. La lutte pour des droits réellement universaux se transforme en une espèce de compétition pour présenter la plus belle victime, quitte à la transformer, pour les besoins de la cause en ready-made de telle ou telle idéologie. Et cela implique naturellement d'excommunier tous ceux ou celles qui nuiraient à son caractère de victime absolue ; Il n'y a qu'à voir ce qui est arrivé Sylvianne Spitzer, fondatrice de SOS Hommes Battus, ou à Elizabeth Badinter aprés la publication de Fausse Route.

La logique des quotas est encore plus pernicieuse car elle peut être justifiée dans le domaine politique. Les démocraties modernes sont censées être représentatives et contrairement aux immigrés les femmes ne peuvent s'assimiler à la masculinité. Il est donc normal qu'elles soient également représentées dans les assemblées.

Le monde professionnel, lui, n'a pas pour obligation d'être représentatif. Sa seule obligation est d'offrir à chacun les mêmes chances de réussite et de ne discriminer personne sur la base du sexe ou de l'origine. Ce n'était certainement pas le cas avant les années soixante-dix et les luttes qui ont permis d'imposer ce principe dans la loi, et sur ce point sur ce point, le féminisme était indubitablement nécessaire

L'égalité de résultat est quelque chose de totalement différent, et de beaucoup plus contestable. Les différences statistiques, de revenu et de carrière, qui subsistent entre les deux sexes tiennent à la grossesse, qui, depuis la généralisation de la contraception, est un choix que l'on peut espérer mûrement réfléchi, et aux choix de formation et de carrière des femmes et des hommes. Pour faire simple et pour sortir des catégories supérieures qui ne concernent, au fond, que peu de monde, plus de femmes postulent à des emplois de secrétaires qu'à des emplois d'éboueurs, et ce alors que les éboueurs sont souvent, et à juste titre, mieux payés.

Bien sûr, ces choix sont socialement contraints, mais il est de même de tous les choix que nous faisons. Si j'étais né dans un camp de réfugié palestinien, je serais peut-être devenu djihadiste. Le caractère socialement contraint de ce choix n'aurait strictement rien enlevé à ma responsabilité, ni à l'obligation que j'aurais eu d'en assumer les conséquences. Il en est de même pour la celibattante qui se retrouve à cinquante ans seule face à sa solitude ou à la mère de famille du même âge qui se surprend à regretter la carrière qu'elle n'a pas eu.

Nier la légitimité de ces choix revient par ailleurs à infantiliser ceux et celles qui les font, à leur dire en substance "votre volonté n'a pas d'importance si elle ne s'accorde pas avec la ligne du parti", et donc à replonger les femmes dans l'état de perpétuelle mineures dont elles s'étaient si péniblement extraites.

La logique des quotas a aussi pour effet, et je ne suis pas sûr, que cela soit si involontaire que cela, de grandement faciliter la vie professionnelle de celles qui ont choisi une carrière boudée par les femmes. Les candidates étant moins nombreuses, la lutte pour les places (réservées) les plus prestigieuses est moins féroce, et les chances de gagner nettement plus substantielles.

Le problème c'est que l’accès à ces postes est toujours conditionné à la possession de certains diplômes, de certaines connections, et à la maîtrise de certains codes. Les quotas ne bénéficieront donc qu'à une petite minorité de déjà privilégiées. Il me paraît, en effet peu probable que le système de quota soit étendu à des profession ne requérant pas l’une ou l’autre de ces qualités, comme par exemple mineur de fond, soldat de première ligne en Afghanistan ou manœuvre dans la construction.

Ils favorisent donc moins les femmes que des femmes, celles qui sont déjà au sommet de la hiérarchie sociale. Alors certes, on peut considérer les femmes comme une "classe" et dire, comme le font les féministes radicales, que ce qui bénéficie à certaines d'entre elles bénéficie à toutes ; C'était certainement vrai pour les droits politiques et sociaux, comme pour la libéralisation de l'avortement et de la contraception. Ces combats devaient être menés, et ils devaient l'être au nom de toutes les femmes.

Les choses sont différentes dans le domaine social, cependant, et on peut se demander quel intérêt a une caissière de supermarché à ce que la carrière de la cadre supérieure qui gère sa destinée dans un lointain bureau parisien soit accélérée. Ont peut évidement dire qu'elles sont toutes deux des sœurs en oppression et qu'elles doivent s'unir pour contrer la tyrannie des manutentionnaires. Je doute, cependant, que ce discours ait beaucoup de succès en dehors des gender studies. Un siècle et demi de luttes sociales nous enseignent au contraire que c'est avec les manutentionnaires que les caissières doivent s'entendre pour rogner les privilèges de la cadre supérieure.

De ce point de vue, les quotas, en matière professionnelle, apparaissent moins comme une mesure féministe que comme une escroquerie au "toutes ensemble" – toutes ensemble, certes, mais pour l'intérêt d'un petit nombre.

C'est cependant dans le domaine des représentations que les dégâts sont les plus importants, et, potentiellement, les plus destructeurs. Les sociétés traditionnelles enfermaient les deux sexes dans des rôles sociaux rigides. La rigidité de ces rôles variait, notamment aux marges de la sociétés. C'est ainsi que les sources romaines parlent d'une gladiatrice nommée Amazonia, et que l'on a trouvé dans les ruines d'un ludus de Pompei, le cadavre d'une apparemment très riche matrone entourée de huit gladiateurs, prouvant que les femmes aussi pouvaient être "clientes".

Il n'en reste pas moins que dans la société normale, les choix de vie que vous pouviez faire étaient sévèrement limités par votre sexe de naissance. Par ailleurs, les rôles féminins étaient universellement considérés comme inférieurs aux rôles masculins. Le féminisme aurait normalement dû abattre cette barrière et supprimer cette hiérarchie. Il a largement abattu la barrière et encouragé les femmes à investir les rôles traditionnellement masculins – une excellente chose en soi. Le problème, c'est qu'il n'a pas aboli la hiérarchie. Il l'a même renforcé en se focalisant sur les postes les plus prestigieux, du point de vue masculin, et en valorisant les critères masculins de la réussite.

C'est pour cette raison que le discours des associations féministes sur la libération des hommes sont si ridicules. Les rôles qu'elles souhaitent voir les hommes libérés embrasser, sont précisément les rôles traditionnellement féminins qu'elles dévalorisent elles-même, que ce soit ceux liés à la maternité / paternité ou à l'économie domestique. C'est d'autant plus absurde et regrettable que les hommes ont tout à gagner à l'affaiblissement des barrières de genres. C'est effectivement par là que passe leur libération. Pour qu'ils investissent les activités traditionnellement féminines, du moins ceux qui le souhaitent, il faudrait cependant qu'elles soient un minimum valorisées, ce dont le mouvement féministe, dans son immense majorité, ne veut pas entendre parler.

Les hommes libérés concrets le sont donc surtout de leur rôle traditionnel de père et d'époux. Ils se saoulent, passent leurs nuits sur World of Warcraft et courent la gueuse ou, comme les MGTOW américains ou les herbivores japonais, évitent toute relation sentimentale et consacrent leur temps, leur argent et leur énergie à leur carrière, leurs passions ou leurs hobbys, toutes ces choses qu'une femme leur ferait négliger ou abandonner.

On doit à la vérité de dire que j'ai une nette préférence pour le second concept, même si je m'autorise quelques escapades du côté du premier.

Ce sont les femmes, cependant, qui pâtissent le plus de cette erreur stratégique. Une grande partie d'entre elles, surtout dans les classes populaires, s'investissent dans des rôles traditionnellement féminins. Ce choix est aussi respectable que celui de leur consœurs et il devrait leur permettre de réussir leur vie. La hiérarchie traditionnelle du féminin et du masculin ayant été maintenue, et même renforcée, ce n'est plus possible.

L'investissement dans la vie domestique n'est plus réellement un rôle social reconnu et les métiers correspondant à la sphère traditionnellement féminine sont dévalorisés, justement parce que la hiérarchie traditionnelle n'a pas été abattue ni même sérieusement contestée. En fait le discours féministe s'y oppose implicitement, et pour ce qui est de la revalorisation de la sphère domestique, explicitement.

J'avoue personnellement que je considère une infirmière ou une mère au foyer beaucoup plus utile pour la société qu'une directrice des ressources humaines chargée des plans sociaux. Je suppose que c'est une question de valeur.

Là où cet échec à inverser l'échelle des valeurs patriarcales peut se révéler désastreux pour les femmes, c'est que la liquidation de l'économie domestique et sa marchandisation progressive est temporaire. L'une et l'autre n'ont été rendues possibles que par l'exploitation des énergies fossiles et l'industrialisation.

Depuis le rapport Meadows fait au Club de Rome en 1972, nous savons que les ressources qui nous ont permis d'édifier notre civilisation sont en voie d'épuisement, et s'il aurait été possible à l'époque d'effectuer une transition ordonnée vers une économie soutenable, ce n'est, aujourd'hui, plus envisageables.

Cela aura de multiples conséquences, la plupart d'entre elles désagréables. L'économie domestiques fera ainsi son grand retour, au fur et à mesure que la société perdra les moyens de payer pour ses substitut marchands. Nombre de ces substituts appartenant à l'espace traditionnellement féminin, cela se traduira par un repli des femmes vers l'économie domestique (et des hommes vers l'économie informelle).

Les femmes des catégories supérieures conserveront sans doute leur accès au pouvoir et au prestige, accés garanti ou non par des quotas. Les autres, cependant, seront renvoyées à une sphère domestique que l'erreur stratégique des féministes aura dévalorisée bien au delà de ce qu'elle était autrefois.

Ce n'était pourtant nullement une nécessité, mais dans le monde des idées comme sur les champs de bataille, les erreurs se payent cash.

mercredi 25 avril 2012

La gauche, la droite et les anti-lumières

Les notions de droite et de gauche sont aussi vieilles que la politique. Leur définition moderne remonte à la Révolution Française, d’une part, et à la lutte entre la couronne et le parlement dans le monde anglo-saxon de l’autre. On trouve des tensions similaires dans toutes les civilisations, cependant.

Dans la Grèce de Platon, la question fondamentale était de savoir qui allait diriger la cité, d’où une tension permanente entre les partisans de l’oligarchie et ceux de la démocratie.

A Rome, ce qui posait question, c’était la place respective des patriciens et des plébéiens, ce qui aboutit à la division de la société en deux camps opposés : les optimates et les populares, le plus connu de ces derniers étant César.

En Chine, nous avons une opposition, datant de l’unification du pays en 221 av.J.C entre les légistes, partisans de la toute-puissance du prince et les confucéens qui font reposer la société sur les devoirs réciproque de l’empereur et de ses sujets.

En Europe aussi, ce qui allait devenir la gauche et la droite se définissaient par leur position sur la question des institutions. Dans le monde anglo-saxon, où Jacques II n’avait pu imposer la monarchie absolue, les élites s’étaient divisées entre whigs, partisans du parlements et torries, partisans d’un pouvoir royal fort. Cette division se retrouva aux États-Unis après leur indépendance avec les fédéralistes, partisans d’un pouvoir central fort et les démocrates-républicains qui souhaitaient laisser plus de libertés aux états, et fort peu accessoirement s’allier à la France révolutionnaire contre l’Angleterre.

La voie française vers la démocratie a été, disons, légèrement plus chaotique, mais là aussi, c’est autour de la question des institutions que se sont cristallisées les divisions. Il s’est agit de choisir entre le roi et le parlement. La France avait cependant adopté le modèle absolutiste, comme d’ailleurs la plupart des autres monarchies européennes, mais avec moins de succès que nombre de ses voisins. La noblesse et les parlements restaient capables de contrecarrer l’action royale, ce qui n’était certainement plus le cas en Russie ou en Prusse.

Ajoutez à cela un roi manifestement plus doué pour la serrurerie que pour le trône, et le résultat a été exactement ce à quoi on pouvait s’attendre:une montée aux extrêmes des deux côtés menant à trente ans de chaos, de guerre et de dictature avec pour finir une défaite militaire et un retour à une monarchie structurée autour d’une droite revancharde et d’une gauche aventuriste.

Pourtant, au cœur de la division, on trouvait la même chose en France et en Angleterre : la question des institutions. La révolution industrielle a changé tout cela.

En commençant a exploiter les carburants fossiles, les sociétés occidentales se sont engagé dans une spirale de croissance qui, à l’époque, pouvait sembler sans fin, dégageant, pour un temps, des ressources considérables et mettant pour la première fois dans l’histoire humaine, l’économie au centre du débat politique.

Dans le monde anglo-saxon, cela s’est manifesté par le débat sur les droits de douane, notamment la dispute des Corn Laws en Grande-Bretagne et la crise de nullification de 1832 – quand l’état de Caroline du Sud a unilatéralement aboli les droits de douanes institués par le gouvernement fédéral.

Le socialisme s’est cependant très vite mêlé de la partie. A l’origine il s’agissait d’une transposition dans le domaine séculier de l’eschatologie chrétienne. L’objectif n’était plus d’atteindre le paradis dans les cieux, mais de le créer sur Terre. Chez les pionniers, cela pouvait atteindre le sommet du ridicule – Fourrier, par exemple, s’attendait sérieusement à ce qu’une fois son système mis en place les océans se transforment en limonade.

Comme toutes les religions, cependant, le socialisme s’est codifié et assagi, principalement autour de la pensée de Marx, et si une branche a conservé ses ambitions messianiques, déclenchant le désastre que l’on sait, l’autre, autour de Bernstein, a réussi a structurer le débat politique autour de la répartition des surplus engendrés par l’économie industrielle.

La question n’est plus "qui doit gouverner ?", mais "qui doit bénéficier le plus des politiques publiques ?"

C’est la réponse à cette question qui détermine si vous êtes de gauche ou de droite, pas si vous êtes pour ou contre la monarchie. Il est d’ailleurs parfaitement possible d’être monarchiste de gauche, même s’il faut admettre que c’est peu courant.

A côté de cela, naturellement, nous avons la foule bigarrée des "ni droite ni gauche". A l’origine, ils se situaient à l’extrême-droite, avec des positions très autoritaires dans le domaine social comme dans le domaine économique – Mussolini était tout sauf un ultra-libéral et l’économie du Troisième Reich était en pratique largement administrée. On en retrouve aujourd’hui de plus en plus dans la mouvance écologique (vous noterez que je n’ai pas dit Les Verts).

Ces "outsiders" considèrent que la droites et la gauche sont quasiment identiques car ni l’une ni l’autre ne débat des sujets qui pour eux sont centraux. De leur point de vue ils ont raison. On ne peut se disputer que si on a un cadre de référence en commun. Les plébéiens et patriciens romains pouvaient s’écharper sur le problème des terres et des dettes, mais ils étaient tous d’accord sur le traitement à réserver aux esclaves. De la même façon, tous les participants "raisonnables" au débat politique souscrivent à l’idéologie des lumières, même quand ils se réclament de penseurs qui eux n’y souscrivaient pas.

Définir l’idéologie des lumières est difficile – les auteurs qui s’en réclament sont nombreux et variés. D’une manière générale on peut dire qu’elle pose comme principe l’usage de la raison en politique, une forme poussée d’individualisme et la vision d’un homme ayant vocation à dominer la nature grâce à la raison. Il s’y ajoute souvent une conception de l’histoire allant d’un passé barbare dominé par la superstition à un futur glorieux gouverné par la raison – ce qu’on appelle le progrès.

On notera d’ailleurs que la démocratie n’appartient pas aux lumières. Voltaire n’avait aucun problème avec Frédéric II de Prusse et chacun sait quelle curieuse conception les marxistes ont de la démocratie.

Même les Verts souscrivent à cette vision du monde, ils en modifient juste la définition de ce qui, pour eux, constituent un progrès. Les Verts pensent tout autant que les libéraux ou les communistes que l’homme peut dominer la nature par la raison. Ils estiment seulement qu’il doit exercer cette capacité avec retenue afin de préserver le cadre de vie et la bonne conscience des bobos. L’idée ancienne selon laquelle ceux qui tentent de conquérir le ciel doivent s’attendre à tomber plus bas que les anges de l’enfer est extrêmement minoritaire chez eux, tout comme l’idée plus moderne selon laquelle l’homme n’est qu’une espèce animale parmi d’autres, soumise aux lois de la nature et aujourd’hui confrontée à la même impasse qu’un troupeau de chèvres qui aurait mangé toute l’herbe de son île.

Dans cette conception du monde, notre civilisation n’est qu’une civilisation parmi d’autre et le moment historique que nous vivons n’a rien de particulier. D’autres civilisations émergeront de nos ruines et tomberont à leur tour, dans le cadre d’une histoire cyclique qui ne s’achèvera que lorsque l’espèce humaine elle-même s’éteindra.

Cette vision du monde, qui met au centre du débat la soutenabilité et l’héritage, ne se trouve aujourd’hui que sur les franges les plus lucides du mouvement écologiste, celles qui ont pris au sérieux le Club de Rome.

L’idéologie prométhéenne des lumières, et le débat droite / gauche qu’elle a engendré était certainement adaptée aux siècles de croissance de la société industrielle. Que cette dernière soit, à l’échelle de l’histoire humaine, une bulle destinée à retomber dans un fracas sanglant, n’enlève rien à sa puissance. Ceux qui n’adoptaient pas une variante ou une autre de l’idéologie des lumières se condamnaient à être conquis ou renversés, et se poser la question de la répartition des richesses crées par l’industrie était cruciale pour la survie de nos société.

Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, cette période de croissance est aujourd’hui en train de s’achever, définitivement. Nous atteignons les limites de la croissance mises en lumière il y a quarante ans par le Club de Rome et allons entrer dans une période de décroissance forcée de très longue durée.

Dans un tel contexte, le débat sur la répartition des richesses change de nature et la perspective d’une société d’abondance, de liberté et d’égalité doit disparaître de notre horizon. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’on ne peut pas améliorer tel ou tel aspect de notre société – le mariage gay, par exemple, est une mesure de bon sens – juste qu’il n’y a pas et n’aura jamais d’avenir meilleur et que préparer le futur dans cette perspective ne peut conduire qu’au désastre.

Les deux termes du débat gauche / droite classique perdent tout leur sens dans un monde où les ressources disponibles diminuent. La perspective de droite mène alors à un accaparement des ressources par les classes dominantes, une croissance exponentielle des inégalités et une désintégration de la société. Les classes dominantes finissent alors accrochées à des lampadaires ou confient leur destin à des prétoriens qui ne tarderont pas, pour citer Glenmor, à "quérir les deniers de la trahison".

La perspective de gauche n’est pas meilleure, même si elle plus généreuse, car elle repose sur ce que les anglo-saxons appellent "entitlement" : l’irréversibilité des "droits à", même lorsque la réalité des ressources rend leur satisfaction impossible. Cela conduit à la surexploitation de ressources déjà déclinantes et à l’exclusion de pans entiers de la population pour satisfaire les "droits à" du reste. Au bout du chemin, bien sûr, il y a la désintégration de la société, quoi que pas sur les mêmes lignes que dans le scénario de droite, et la montée de populismes autoritaires qui pourront, selon les lieux être rouges ou noirs.

Cela ne signifie pas que la justice sociale ne doit pas être un objet de débat, mais qu’en la plaçant dans le cadre de l’idéologie des lumières et du progrès, nous nous condamnons désormais à l’échec, tout comme nous nous serions condamné à l’échec si nous l’avions placée au début du vingtième siècle dans le cadre du christianisme.

En fait, l’abandon du progrès et des lumières, recentre le débat sur la justice sociale sur ses fondamentaux, c’est à dire sur la répartition des richesses, mais aussi du pouvoir, entre les différents groupes sociaux, ethniques et géographique, en étant bien conscient qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle, et que ce que l’un gagne, l’autre le perd. Dans un contexte de déclin, cela implique, naturellement le partage des sacrifices à faire pour que la société survive ou, si cela s’avère impossible, lègue autre chose que des ruines à ses successeurs.

C’est en fait là le vrai défi de la fin de la croissance. Nous ne pouvons cependant le relever que si nous renonçons aux mirages des lumières et du progrès éternel et retrouvons le sens des limites, avant que la nature se charge de nous l’inculquer, à sa brutale et implacable manière.