mercredi 19 juin 2013

De quoi les Femens sont-elles le nom ?

Le 12 juin dernier trois Femens européennes ont été jugées en Tunisie pour avoir soutenu, d’une manière, disons particulièrement expressive, leur consoeur Amina Tyler (en fait Amina Sboui mais la demoiselle a visiblement quelques problèmes avec son identité).

Je n’ai pas plus de goût pour les procès politiques que pour les résistances made in boboland. Contrairement aux Pussy Riot (que tous le monde semble avoir oubliées – sic transit gloria mundi boborum), les Femens n’ont pas, en l’espèce, perturbé de cérémonie religieuse et il est absurde d’assimiler leurs prestations, aussi histrioniques soient-elles, à de l’exhibition sexuelle.

Les Femens n’ont, en effet, rien inventé dans ce domaine. Les premiers, à notre connaissance, à s’être dévêtus dans un but politique étaient une branche des Doukhobors, une secte chrétienne russe installée au Canada qui protestait contre la scolarisation obligatoire de leurs enfants. La nudité était pour eux une manière d’affirmer leur détachement des choses matérielles, ce qui incluait d’ailleurs parfois les choses matérielles des autres.

Si les Doukhobors eux-mêmes sont en voie de disparition, leur technique de protestation a eu un certain succès et est utilisée bien au delà de l’Ukraine. On peut citer en vrac les anti-corridas de PETA, les pacifistes de Breasts Not Bombs et une canadienne qui en avait plus qu’assez du bruit de ses voisins.

Les Femens n’ont donc rien inventé, même pas leur remarquable capacité à redécouvrir l’eau chaude tous les matins.

Si les Femens posent problème, et elles le font, c’est sur un autre registre. Elles ont été accusées de racisme, et non sans raisons. Certes leur doctrine, au demeurant très simpliste, n’a rien de raciste mais les préjugés sont bel et bien là. Anna Hutsol, une des fondatrices du mouvement a ainsi affirmé que la société ukrainienne avait été incapable "d’éradiquer la mentalité arabe envers les femmes".

Cette idée selon laquelle le "bronzé" est par nature macho, et d’autant plus macho qu’il est "bronzé" n’a rien d’anodine. On la trouve par exemple dans le très raciste Birth of a Nation qui décrit les noirs américains nouvellement libérés comme des bêtes en rut ne rêvant que de violer les femmes et les filles de leurs anciens maîtres. Il s’agissait – et il s’agit d’ailleurs toujours – d’hyperviriliser l’homme (plus ou moins) noir pour le déshumaniser. C’est ainsi qu’on peut lire sous la plume de la suffragette américaine Frances Willard :


La race colorée se multiplie comme les criquets d’Egypte. Le magasin de liqueur est leur centre de pouvoir. La sécurité des femmes, des enfants, de la maison, est menacée dans des milliers de villes en ce moment même.

Ce préjugé se perpétue aujourd’hui dans les discours sur le "machisme naturel" des "arabes" et la "grosse b..." des noirs et constitue une forme de déshumanisation des non-blancs, l’homme blanc étant considéré comme la norme, l’humain complet par défaut. Les noirs et les "arabes" sont eux renvoyés dans une bestialité hyper-virile, que celle-ci soit crainte ou, au contraire, fantasmée.

Bien sûr, les Femens ne conceptualisent pas ces préjugés – ils faudrait pour cela qu’elles soient capables de conceptualiser – mais elles les colportent, tout comme le féminisme "classique" colporte et propage la hiérarchie traditionnelle des rôles genrés en considérant qu’une femme ne peut s’épanouir dans un rôle féminin traditionnel, sauf à être aliéné.

Sur le même registre, les Femen ont été accusées de néo-colonialisme par des féministes du monde musulmans, notamment Sara M. Salem, suite à leur action anti-burqa à Paris .Cette dernière reproche au groupe ukrainien de lier la libération de la femme à l’habillement et de décréter, depuis l’Europe, que pour être libérée ne doit pas porter telle ou telle pièce de vêtement (en l’occurrence un voile). Pour la citer :

En tant que féministe, ces sous-entendus coloniaux me gênaient extrèmement. Ils me semblaient que nous retournions au débat sans fin sur le voile et le féminisme, dans le cadre duquel de nombreuses féministes continuent à affirmer que pour être une "vraie" féministe on doit rejeter le voile.

(…) En délimitant clairement les frontières de ce qui est un "bon" et un "mauvais" féminisme, Femen utilise la rhétorique coloniale féministe qui définit la femme arabe comme opprimée par la culture et la religion.

L’argumentation de Sara M. Salem n’est pas sans problèmes, car il revient à dire que les européens ne peuvent porter de jugement sur les pratiques des non-européens. Si l’on prend la précaution de sanctuariser ce que Michéa appelle la common decency, cependant, elle est d’une remarquable pertinence. Les Femen nient en effet la notion de contexte et affirment que leur modèle est valable en tous temps et en tous lieux – y compris, on le suppose, dans les cultures qui n’érotisent pas la poitrine féminine. Cela aboutit à créer une sorte d’uniforme de la femme libérée, en l’occurrence le topless. C’est bien sûr remplacer un préjugé par un autre et infantiliser les femmes qui ne souscrivent pas à ce modèle. Elles sont supposées être aliénées et participer à leur propre oppression. Leurs opinions et leurs choix sont donc sans valeurs, comme celles de ces jeunes filles d’un lycée de la région parisienne convoquées chez le proviseur pour avoir porté des robes un peu trop longues et un peu trop unies.

Outre que cela revient à considérer les femmes comme d’éternelles mineurs, incapable de prendre une décision et d’en assumer les responsabilités, c’est d’une confondante stupidité. Il va de soi qu’un morceau de tissu – pour reprendre l’exemple du voile – n’a aucune signification intrinsèque. Sa valeur dépend du contexte et on peut tout à fait concevoir que dans des pays dominés par des élites occidentalisées et "laïques" qui utilisaient leur proximité avec l’occident pour accaparer les ressources et disqualifier toute forme de contestation, la mise en avant de telle ou telle tradition peut constituer un acte de résistance, au régime, ou à la logique libérale, importée d’occident qui entend détruire les solidarités organiques traditionnelles pour les remplacer par des rapports marchands qui ne profiteront qu’aux plus favorisés.

Cela nous amène, au delà du cas particulier des pays musulmans, au problème de fond avec les FEMEN : leur inscription dans l’ordre libéral. Dans une société comme la notre, un mouvement comme celui des FEMEN, combinant succès médiatique et faiblesse numérique ne peut qu’être suspect. Il serait absurde de voir une conspiration derrière elles, mais il serait tout aussi absurde de croire que les médias mettraient en avant un groupe qui menacerait réellement l’ordre établi.

Manifestation des Femens contre la grippe porcine
A l’origine les FEMEN protestaient, habillées, contre le tourisme sexuel, un des fléaux de l’Ukraine post-soviètique, et surtout contre l’apathie du gouvernement dans ce domaine. Leur action ne rencontra guère d’écho jusqu’au moment où elles décidèrent de montrer leurs seins. On commença alors à faire attention à elles, pour des raisons qui ont sans doutes plus de rapport avec les "plans nichons" des films de série Z qu’avec une quelconque réflexion politique.

Ce qui n’était au départ qu’une tactique pour se faire entendre a été théorisée sous le nom de "sextrèmisme". Il ne s’agit, cependant, que d’une rationalisation à posteriori. La logique du spectacle est première, et de ce fait, elle condamne les FEMEN à n’être qu’un groupe pseudo-subversif de plus dans une société qui en a accumulé un embarrassant surplus.

Dés l’instant où vous vous engagez dans une logique de spectacle, vous vous condamnez, pour durer, à une perpétuelle recherche du spectaculaire et du choquant, ce qui,n’est pas réellement compatible avec la création d’un mouvement politique structuré et capable de peser sur les décisions. Le fait que les FEMEN soient payées pour leurs actions et que le mouvement, entièrement dépendant de financement extérieurs, entretienne de coûteuses infrastructures – notamment des locaux – renforce cette tendance. En effet, le groupe ne peut financer son train de vie – et assurer celui de ses militantes – que si il attire continuellement de nouveaux dons et donc maintient constamment une forte visibilité médiatique.



Les FEMEN sont donc devenues – peut-être à leur corps défendant, d’ailleurs – des entrepreneures de spectacle politique, qui doivent pour exister, rechercher perpétuellement de nouvelles victimes à défendre et de nouvelles oppressions à vaincre, quitte à les inventer.

Le manifeste d’Inna Schevchenko dans le huffingtonpost est de ce point de vue particulièrement révélateur surtout si on le compare, par exemple, à celui de NOW, une organisation féministe américaine, en 1966.

NOW définissait son objectif comme suit :

L’objectif de NOW est d’agir pour que les femmes participent pleinement à la société américaine et exercent tous les privilèges et toutes les responsabilités que cela implique, dans un partenariat égal avec les hommes.

Inna Schevchenko est sur un registre totalement différend. Elle ne prononce pas une seule fois le mot "égalité" et la condition féminine qu’elle nous décrit ressemble plus à un roman de John Normann qu’à notre réalité quotidienne. Elle ne se donne pas non plus de but concrets à atteindre mais entend lutter contre "le système patriarcal", concept vague qui, à l’instar du "capitalisme" des groupes gauchistes ou du "cosmopolitisme" de l’extrême droite, est indéfiniment ré-interprétable et permet donc de justifier, ad vitam aeternam, l’existence du groupe.

Betty Friedan, la fondatrice de NOW, vivait dans un monde où les perspectives des femmes étaient sévèrement limitées, plus en fait que dans les sociétés traditionnelles. Pourtant le statement of purpose qu’elle a contribué à rédiger ne cherche pas à combattre une supposée oppression, mais décrit les femmes comme des adultes qui doivent être considérées comme telles par la société. Il s’agit de ce que Christina Hoff Sommer appelle equity feminism et personne de décent ne s’oppose à cela, sauf peut-être les Femens et leurs soutiens.

Le discours incendiaire d’Inna Schevchenko – elle considère que "les femmes sont des esclaves modernes", ce qui est à la fois surréaliste et profondément insultant pour les vrais esclaves modernes – est lui, représentatif de ce que la même Christina Hoff Sommer appelle Gender Feminism. Il décrit les femmes non comme des adultes mais comme des victimes permanentes qui ne peuvent se libérer qu’en adoptant telle ou telle ligne du parti (en l’occurrence enlever le haut).

La principale caractéristique des victimes est qu’elles n’ont pas de libre-arbitre. Leurs choix et leurs opinions sont l’expression d’une aliénation ou d’une fausse conscience et ne sont donc pas légitimes.

Cette attitude n’est pas limité au féminisme version FEMEN (lequel aurait sans doute horrifié Betty Friedan, soit dit en passant). On la retrouve dans tous les -ismes qui composent la gauche sociétale moderne, à l’exception du mouvement LGBT qui luttant contre des discriminations et des violences bien réelles ne ressent pas le besoin de faire des homosexuels des victimes par nature et cherche avant tout leur intégration dans la normalité républicaine.

Comparons Martin Luther King au CRAN ou Ferhat Abbas aux Indigènes de la République et partout on retrouve cette infantilisation / victimisation. Il ne s’agit plus pour les groupes désavantagés de devenir des citoyens à part entière, mais de se poser en perpétuelles victimes ayant droit à de toutes aussi perpétuelles compensations. Naturellement, cela revient à mettre ces groupes dans une situation de perpétuelle dépendance. On ne peut se voir, en effet, reconnu comme victime que par quelqu’un dans une position d’autorité.

Il est d’ailleurs intéressant que les dominations de classe sont largement absentes de ce discours alors qu’elles deviennent chaque jours plus brutales. C’est loin d’être un hasard. Les classes moyennes-supérieures, auxquels appartiennent la plupart des dirigeants de ces -ismes divers et variés, n’ont aucun intérêt à un mouvement d’égalisation des richesses, car dans un contexte de non-croissance, il se ferait forcément à leur dépends. Les -ismes sociétaux permettent de satisfaire leur soif de bonne conscience sans menacer leur position sociale. Au contraire, la logique des quotas leur ouvrira tout une série d’opportunités et d’emploi – Djemilla du Prisunic et sa nouvelle épouse sont bien entendu priées de rester derrière leur caisse.

C’est à ce mouvement de marginalisation des problèmes sociaux au profit d’une course effrénée à la plus belle victime que concourent les FEMEN, à leur histrionique et flamboyante manière. Cet histrionisme et cette flamboyance sont d’ailleurs parfaitement adaptées à une société libérale qui pratique la concurrence victimaire pour ne surtout pas être interrogée sur ses fondements sociaux et sa viabilité à long terme.

Si les FEMEN étaient vraiment subversives, elles prendraient en compte cette dimension, mais cela leur coûterait leur visibilité médiatique... et la sympathie de nombre de leurs généreux donateurs.

Le Big Bazar est si confortable, et surtout si rentable..