mardi 20 novembre 2012

De l'importance d'Aurore Martin

Aurore Martin est une militante, française, du parti indépendantiste basque Batasuna, légal en France mais interdit en Espagne du fait de son attitude pour le moins équivoque vis-à-vis des terroristes de l’ETA. Aurore Martin a, bien entendu, participé aux activité de son parti, non seulement en France mais aussi en Espagne, de 2005 à 2008. Elle a été poursuivie par la justice espagnole pour ces faits et s’est réfugié en France.

Jusque-là , rien que de très normal et prévisible.

Là où les choses se compliquent, c’est qu’un juge espagnol a lancé, le 13 octobre 2010, un mandat d'arrêt européen à son encontre « en vue de poursuites pénales pour des " faits de participation à une organisation terroriste, et terrorisme, commis en France et en Espagne de 2005 à 2008 ". La justice française a appliqué ce mandat d’arrêt tout en le restreignant aux seuls actes commis en Espagne et Aurore Martin est entrée dans la clandestinité. Elle a été arrêtée lors d’un banal contrôle routier le 1er novembre 2012 et la procédure d’extradition a immédiatement commencé, ce qui a entraîné de vives protestations de la part d’élus locaux, des groupes autonomistes mais aussi d’organisation de défense des droits de l’homme, à ce point que tant le ministre de l’intérieur Manuel Walls que le président François Hollande ont été interpellés sur le sujet.

Je n’ai aucune sympathie pour Batasuna. La violence de l’ETA était légitime à l’époque du franquisme, tout comme l’était celle de l’Agrupación Guerrillera de Levante y Aragón et des autres maquis antifranquistes de l’après-guerre. Elle a cessé de l’être dés l’instant où la démocratie a été rétablie. Je suis plutôt favorable à ce que le Pays Basque devienne indépendant si telle est la volonté majoritaire de sa population mais cela ne peut se faire que de manière pacifique, pas à coup de bombes et d’ "impôt révolutionnaire". L’attitude de Batasuna était à ce point équivoque qu’on le qualifiait de vitrine légale de l’ETA. C’est d’’ailleurs ce qu’à estimé la Court Européenne des Droits de l’Homme dans un arrêt de 2009 affirmant que :

le comportement des hommes politiques englobant d’ordinaire non seulement leurs actions ou discours, mais également, dans certaines circonstances, leurs omissions ou silences, qui peuvent équivaloir à des prises de position et être aussi parlants que toute action de soutien déclaré.

Et que :

Après avoir recherché s’il existait des raisons convaincantes et impératives de nature à justifier la dissolution des partis politiques requérants parmi les éléments dont elle disposait, la Cour a estimé que cette ingérence correspondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée au but visé ». Il en résulte que la dissolution peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », notamment pour le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui, au sens de l’article 11 § 2.

La demande d’extradition était donc légitime. Le problème est ailleurs.

Autrefois le juge espagnol aurait faire une demande d’extradition à la France, qui l’aurait d’ailleurs sans doute refusée. En effet nous n’extradons pas nos nationaux, et certainement pas lorsqu’ils sont poursuivis pour des délits politiques – le terrorisme n’est pas considéré comme de nature politique mais en l’espèce il s’agit seulement d’appartenance à une organisation le soutenant, plus ou moins implicitement, ce qui n’est pas la même chose.

La procédure dite du mandat d’arrêt européen, cependant, suit une autre logique. Mis en place par la décision cadre 2002/584/JAI, du 13 juin 2002, après avoir été approuvé au niveau politique lors du Conseil européen de Laeken en décembre 2001, il crée une sorte de marché commun judiciaire.

Un état – ou plus précisément un juge dans un état – peut émettre un mandat d’arrêt européen pour des faits punissables dans l’état d’émission par au moins douze mois d’emprisonnement et correspondant à l’un des 32 chefs d’accusations énumérés dans la décision cadre. Les autres états sont alors obligés de l’appliquer, sauf s’il y a une atteinte aux droits de l’homme ou si le mis en cause est poursuivi chez eux pour les mêmes faits. On notera que la nationalité du mis-en-cause n’entre pas en considération, ce qui revient à dire que la France non seulement peut mais doit extrader ses nationaux si un autre pays européen en fait la demande.

Bien sûr, il est possible de contester un mandat d’arrêt européen devant les tribunaux, jusqu’à la Court Européenne des Droits de l’Homme . C’est d’ailleurs ce qu’a fait, sans succès, Aurore Martin, ainsi qu’un autre "bénéficiaire" du système Julien Assange. Le gouvernement, cependant, et au contraire de ce qui se passe pour une extradition traditionnelle, n’a aucun moyen de stopper la procédure. Il n’en est qu’un simple relais administratif.

Il est facile de voir comment le système peut partir en vrille. Qu’un parti d’extrême-droite s’installe au pouvoir quelque part – on ne donnera pas de nom pour ne vexer personne – et le gouvernement français se trouvera dans l’obligation d’arrêter des citoyens français, sur son propre territoire, pour "appartenance à la mafia sioniste" ou "incitation à la sédition rom". L’affaire Julien Assange montre d’ailleurs que ce n’est pas qu’une simple hypothèse.

En sus de ces abus prévisibles, et au moins partiellement avérés, le mandat d’arrêt européen participe du grand mouvement de dépolitisation bureaucratique qui caractérise la construction européenne depuis 1952. Il ne s’agit pas des transferts de souveraineté en eux-même, mais bien du fait que, contrairement à ce qui s’est passé aux USA en 1787, cette souveraineté n’ait pas été transférée à un corps politique mais à une entité administrative.

Cette différence est fondamentale et explique l’échec de l’Union Européenne.

Un corps politique, comme son nom l’indique, mène une politique qui, du moins en théorie, peut être invalidée par les électeurs qui enverront alors au pouvoir des gens totalement différents pour mener une politique elle aussi totalement différente. C’est un système très imparfait mais il a l’avantage de permettre de changer de gouvernement sans avoir à prendre d’assaut le palais présidentiel ni à envoyer ses occupants en camps de rééducation par le travail.

Une administration fonctionne de manière différente. Elle gère en appliquant des règles établies à l’avance sous la surveillance non pas du peuple mais des tribunaux. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas le pouvoir de la renvoyer dans ses pénates mais seulement d’invalider telle ou telle de ses décisions. Une administration n’est, par définition, responsable politiquement devant personne. Sa seule obligation est de respecter formellement les principes qui l’ont fondée, et tant pis si cela se fait contre la volonté de ses administrés.


Or dés le départ, l’Union Européenne a été conçue comme une administration – comme dise les informaticiens, it is not a bug, it is a feature. La CECA avait pour but, explicite, de retirer la maîtrise des mines et de la sidérurgie aux états pour leur ôter les moyens de faire la guerre, ce qui supposait que cette maîtrise soit confiée non pas à une autorité politique, qui pourrait éventuellement faire la guerre, mais à un organisme purement gestionnaire.

L’Europe n’a jamais su dépasser ce péché originel et chaque approfondissement n’a fait que la transformer toujours plus en une vaste machine à appliquer des traités dont elle ne peut remettre en cause les fondement idéologiques. C’est pour cela que les partisans du non de gauche en 2005 avaient à la fois raison et tort. Raison, parce que le traité sacralisait une politique libérale qu’il ne serait ensuite plus possible de contester au niveau européen. Tort parce que le traité de Lisbonne n’avait rien de spécial de ce point de vue. Le ver était dans le fruit dés 1952.

Un exemple nous en a été donné récemment avec la fameuse directive avortée sur les 40% de femmes dans les conseils d’administration. Je trouve personnellement cette mesure absurde et odieuse. Absurde parce que les entreprises n’ont pas vocation à être représentatives, elles ont juste l’obligation d’offrir à tous les employés les mêmes opportunités, ce qui est profondément différent. Odieuse parce qu’elle se présente comme bénéficiant à toutes alors qu’elle ne touchera qu’une poignée de déjà favorisées – c’est d’ailleurs une constante dans le monde progressisto-bobo.

Le vrai problème, cependant, c’est que c’est un organisme qui, au fond, n’est responsable devant personne qui a décidé de prendre ou non cette mesure et de l’imposer aux parlements nationaux. Dans un certain nombre de cas, le parlement européen a, de fait, un droit de véto dans le cadre de la "codécision", mais ses modalités d’élection, sur une base nationale et sans débat sur les politiques à mener, font que ses décisions ressemblent plus à des négociations d’appareil, menées sous le regard et l’influence des lobbys, qu’à un débat démocratique.

Ce n’est même pas un gouvernement par décret, c’est un gouvernement par notes de service. Et comme tous les gouvernements de ce style, il est effroyablement vulnérable aux pressions et aux luttes de factions de la classe dominante.

Il n’y a que deux remèdes à cette situation. Le premier, celui qui a ma préférence, consisterait à faire de l’Union Européenne un véritable état fédéral avec un gouvernement responsable devant un parlement élu au cours d’élections aux enjeux clairs et dont les résultats conditionneraient la composition du dit gouvernement. Concrètement, cela signifierait que les actuels états cessent d’être souverains et se voient ravalés au rang d’un canton suisse ou d’un état américain, ce qui soit dit en passant est loin d’être négligeable. C’est, en substance, la proposition de Dany Cohn-Bendit. Je doute que je la voie se réaliser de mon vivant, et je compte bien vivre très longtemps.

Le second consiste à admettre que nous avons construit une machine incontrôlable qui est en bonne voie de dissoudre la démocratie, à la dissoudre avant et à reconstruire la dite démocratie au niveau national. Ce n’est pas l’hypothèse que je préfère, mais force est de constater que c’est la plus probable si nous continuons à nourrir le monstre bureaucratique.

Et pour en revenir à nos moutons basques, c’est bien cette alternative que met en lumière le cas d’Aurore Martin, et c’est bien pour cela que tous les républicains devraient s’opposer à sa livraison aux autorités espagnoles.