dimanche 15 juillet 2012

Histoires de panneaux

Les juges des cours administratives ont l’habitude des conflits clochemerlesques. Celui que le tribunal administratif d’appel de Marseille vient de trancher bat cependant des records dans ce domaine.

Le maire d’une petite ville de la banlieue de Montpellier, Villeneuve-lès-Maguelonnes, avait en effet décidé de placer à l’entrée de sa commune des panneaux en occitan – jusque-là, rien que de très habituel. Une association locale, le Mouvement Républicain de Salut Public, présidée par un nommé Robert Hadjadj, a attaqué cette décision en arguant, entre autres, de dispositions du Code de la Route. Le tribunal de première instance l’a suivi, mais le tribunal d’appel l’a renvoyée dans ses pénates en lui expliquant qu’un arrêté de 1967 n’avait aucune valeur s’il ignorait la Loi Toubon et la Constitution. Il a assorti cette explication d’une facture de 2000 euros, ce qui devrait sûrement en faciliter la compréhension.

Il n’y a évidement là rien que de très normal. De la part d’une association avec un nom aussi déphasé que Mouvement Républicain de Salut Public on ne pouvait s’attendre qu’à des actions frivoles, surtout quand on sait qu’il milite pour un retour au calendrier républicain – oui, celui de vendémiaire, brumaire et nivôse. Tout au plus pourra-t-on observer que les associations francophonistes ont soutenu cette action, ce qui démontre que leur supposée défense de la diversité culturelle n’est que le masque d’une croisade impérialiste et néo-coloniale. Ce n’est pas une surprise pour moi, mais il faudra s’en souvenir la prochaine fois qu’elles geindront.

Au delà de la furie procédurière d’un groupe de nostalgiques de Robespierre, ce qui frappe c’est l’importance donnée à ces panneaux. Après tout, il est extrêmement douteux que la langue utilisée sur les panneaux d’entrée de ville ait une quelconque influence sur les habitudes linguistiques des habitants.

La défense des langues minoritaire est une noble cause, même si, comme toutes les nobles causes elle a ses fanatiques dangereux. La preuve en est que ses opposants la combattent sur le mode du "je ne suis pas... mais..." et se livrent à d’impressionnantes contorsions intellectuelles pour expliquer qu’ils sont pour la diversité culturelle, à condition qu’elle ne bénéficie qu’à eux – les francophonistes ont particulièrement doués pour cela.

La plus noble des causes peut être défendue de manière inepte, cependant, que ce soit par ignorance, facilité ou préjugé de caste.

Joshua Fishman
Le processus par lequel une langue s’éteint, et par voie de conséquence les moyens par lesquels on peut l’enrayer, voire l’inverser, a fait l’objet de nombreuses études dont les plus connues sont celles de Nancy Dorian sur le gaélique du Sutherland et de David Crystal sur le dyirbal, sans parler des ouvrages de Joshua Fishman sur la revitalisation linguistique et notamment Reversing Language Shift.

Ces études sont cependant très rarement appliquées sur le terrain, et certainement pas en France. La barrière linguistique et le caractère à la fois élitiste et profondément provincial de la culture française n’y sont certainement pas pour rien, mais il n’y a pas que cela.

Josuah Fishman, par exemple, est extrêmement réservé sur les mesures institutionnelles telles que l'officialisation, l'utilisation par les médias et l'administration ou l'enseignement, du moins tant que la transmission intergénérationnelle n'est pas assurée.

Pour le citer :

[…] il peut aussi être insatisfaisant pour qui ont des buts plus ambitieux, requérant le soutien matériel et l'action du gouvernement. Ces buts ambitieux et ces actions gouvernementales ne mènent cependant souvent à rien, car ils ne sont pas soutenus par des communautés de base et des initiatives locales. Un effort à la base est, lui, au moins un début. Il peut être possible et même souhaitable d'aller plus loin, plus tard, mais sans ce premier niveau de soutien, rien de ce qui suivra ne sera durable et les efforts gouvernementaux peuvent devenir purement formels, ou même calculés pour aliéner plus de personnes qu'elles en amènent à la cause, comme les militants pour le gaélique irlandais l'ont appris à leurs dépends à la fin des années 60 et le début des années 70.

Or, si le déclin des langues minoritaires (et de tout ce qui ressemblait à une culture populaire en France) a été précipité par la dissolution de la société traditionnelle, la cause première de ce déclin a été la politique de discrimination menée vis-à-vis de leurs locuteurs par l’Etat et d’une manière générale par les classes dominantes. Il est donc logique que leurs défenseurs se tournent aujourd’hui vers l’Etat, le pensant capable de reconstruire ce qu’il a détruit. Par ailleurs, ces défenseurs viennent souvent de la fonction publique et des milieux professoraux, qui ont une foi naïve dans la toute puissance de l’Etat en général et de l’école en particulier.

Que le seul parti politique d’envergure à s’opposer ouvertement à la signalisation bilingue – pour prendre cet exemple – soit le Front National en dit long sur les motivations réelles de ceux qui s’y opposent d’une manière, disons moins ouverte, notamment dans ce qu’on appelle le courant "républicain".

Il y a néanmoins une grande différence entre "juste" et "efficace" et si se battre pour des symboles peut-être utile dans certains cas, se concentrer sur eux quand on ne dispose que de ressources limitées est rarement une bonne idée ; Ainsi si les écoles par immersion garantissent une certaine forme de transmission, même si celle-ci est moins durable que la transmission familiale, se battre pour la visibilité du breton dans la vie quotidienne ou l'administration, pour parler de ce que je connais, est un remarquable gaspillage d'énergie militante.

Pour citer Josuah Fishman :

L'objectif à ce stade (comme à tous les stades) doit être de se transcender, c'est à dire d'acquérir ce qui manque le plus au succès de l'entreprise : des groupes de jeunes, des associations de jeunes adultes, des groupes de jeunes parents et finallement des communautés résidentielles ou des quartiers utilisant (ou menant à l'utilisation) de la langue minoritaire. […] La route vers la mort sociétale est pavé d'actions qui ne sont pas centrées sur la continuité intergénérationnelle.

Naturellement, cela implique un certain degré d'exclusion, ou plutôt de séclusion, ce qui n'est guère populaire aujourd'hui (sauf lorsqu'il s'agit de se couper de la culture mondiale, ce qui est, après tout, l'objectif principal de la francophonie). Cela peut aussi avoir des implications en termes de carrière ou de confort matériel, ce qui risque d'éloigner les bobo – je ne suis pas sûr que ce dernier point soit véritablement un inconvénient, cependant. Ce n'est pas un hasard si les seules langues immigrantes à avoir survécu aux USA sont celles des communautés religieuses isolationnistes comme les Amish ou les Hutterites.

C'est ici que les projets de revitalisation linguistique rejoignent l'évolution générale de nos sociétés. Notre civilisation globalisée, atomisée, étatisée et marchandisée ne peut rester tout cela que grâce à toute une série d'institutions extrêmement dépendantes elles-mêmes d'un apport constant d'énergie et de ressources.

Or, comme l'avait prédit "Halte à la Croissance" dans les années 70, ces ressources s'épuisent et avec elles la capacité de notre civilisation à assumer le coût de sa propre survie. Cela se traduira par une longue crise économique, qui ne cessera de s'approfondir, ainsi que par une relocalisation et une simplification sociale forcée.

Le monde ne redeviendra sans doute jamais la collection de mondes distincts et isolés qu'ils était avant la première expansion coloniale européenne, mais une fragmentation politique et culturelle est sans doute inévitable. Tout aussi inévitable est l'affaiblissement puis l'extinction des reliques coloniales comme la francophonie (comme quoi même les pires désastres peuvent avoir des côtés positifs) et des grandes utopies universalistes.

Parce qu'elles favorisent l'adaptation au milieu environnant, les périodes de vaches maigres poussent à la diversité culturelle et linguistique... et les vaches de l'avenir risquent fort d'être faméliques.

Par ailleurs, comme à chaque fois qu'un système s'effondre, l'économie redeviendra locale et communautaire, peut-être même pré-monétaire. Ce qui conditionnera la survie de tel ou tel groupe dépendra, non plus de sa capacité à se positionner dans la mondialisation, mais sa capacité à créer des liens forts entre ses membres – pour faire simple, le modèle Amish risque d'être plus porteur que le modèle new-yorkais.

Dans un tel contexte,l'État nation moderne ne peut que se défaire au profit de structures plus légères qui laisseront l'essentiel de la gestion quotidienne à des pouvoirs locaux (qui ne seront pas nécessairement démocratiques), au terme d'un processus qui ne sera pas nécessairement pacifique.

Ce que cela signifie c'est que les langues et les formes culturelles qui dépendent d'institutions comme l'école pour se maintenir seront en très grande difficulté. C'est évidement une mauvaise nouvelle pour le français, dont la forme orale est devenue si différente de la forme écrite qu'on peut se demander si elles ne constituent pas deux langues distinctes. C'est également une mauvaise nouvelle pour les langues minoritaires qui n'auront pas réussi à établir ou rétablir une base communautaire stable. Elles risquent fort d'être emportées.

Les écoles bilingues peuvent être un outil de relocalisation, et donc de revitalisation à condition de se transcender elles-mêmes et de servir de base à une véritable vie communautaire. Même si c'est toujours amusant d'énerver les francophonistes, je ne suis pas sûr qu'on puisse en dire autant des panneaux.

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