mercredi 25 avril 2012

La gauche, la droite et les anti-lumières

Les notions de droite et de gauche sont aussi vieilles que la politique. Leur définition moderne remonte à la Révolution Française, d’une part, et à la lutte entre la couronne et le parlement dans le monde anglo-saxon de l’autre. On trouve des tensions similaires dans toutes les civilisations, cependant.

Dans la Grèce de Platon, la question fondamentale était de savoir qui allait diriger la cité, d’où une tension permanente entre les partisans de l’oligarchie et ceux de la démocratie.

A Rome, ce qui posait question, c’était la place respective des patriciens et des plébéiens, ce qui aboutit à la division de la société en deux camps opposés : les optimates et les populares, le plus connu de ces derniers étant César.

En Chine, nous avons une opposition, datant de l’unification du pays en 221 av.J.C entre les légistes, partisans de la toute-puissance du prince et les confucéens qui font reposer la société sur les devoirs réciproque de l’empereur et de ses sujets.

En Europe aussi, ce qui allait devenir la gauche et la droite se définissaient par leur position sur la question des institutions. Dans le monde anglo-saxon, où Jacques II n’avait pu imposer la monarchie absolue, les élites s’étaient divisées entre whigs, partisans du parlements et torries, partisans d’un pouvoir royal fort. Cette division se retrouva aux États-Unis après leur indépendance avec les fédéralistes, partisans d’un pouvoir central fort et les démocrates-républicains qui souhaitaient laisser plus de libertés aux états, et fort peu accessoirement s’allier à la France révolutionnaire contre l’Angleterre.

La voie française vers la démocratie a été, disons, légèrement plus chaotique, mais là aussi, c’est autour de la question des institutions que se sont cristallisées les divisions. Il s’est agit de choisir entre le roi et le parlement. La France avait cependant adopté le modèle absolutiste, comme d’ailleurs la plupart des autres monarchies européennes, mais avec moins de succès que nombre de ses voisins. La noblesse et les parlements restaient capables de contrecarrer l’action royale, ce qui n’était certainement plus le cas en Russie ou en Prusse.

Ajoutez à cela un roi manifestement plus doué pour la serrurerie que pour le trône, et le résultat a été exactement ce à quoi on pouvait s’attendre:une montée aux extrêmes des deux côtés menant à trente ans de chaos, de guerre et de dictature avec pour finir une défaite militaire et un retour à une monarchie structurée autour d’une droite revancharde et d’une gauche aventuriste.

Pourtant, au cœur de la division, on trouvait la même chose en France et en Angleterre : la question des institutions. La révolution industrielle a changé tout cela.

En commençant a exploiter les carburants fossiles, les sociétés occidentales se sont engagé dans une spirale de croissance qui, à l’époque, pouvait sembler sans fin, dégageant, pour un temps, des ressources considérables et mettant pour la première fois dans l’histoire humaine, l’économie au centre du débat politique.

Dans le monde anglo-saxon, cela s’est manifesté par le débat sur les droits de douane, notamment la dispute des Corn Laws en Grande-Bretagne et la crise de nullification de 1832 – quand l’état de Caroline du Sud a unilatéralement aboli les droits de douanes institués par le gouvernement fédéral.

Le socialisme s’est cependant très vite mêlé de la partie. A l’origine il s’agissait d’une transposition dans le domaine séculier de l’eschatologie chrétienne. L’objectif n’était plus d’atteindre le paradis dans les cieux, mais de le créer sur Terre. Chez les pionniers, cela pouvait atteindre le sommet du ridicule – Fourrier, par exemple, s’attendait sérieusement à ce qu’une fois son système mis en place les océans se transforment en limonade.

Comme toutes les religions, cependant, le socialisme s’est codifié et assagi, principalement autour de la pensée de Marx, et si une branche a conservé ses ambitions messianiques, déclenchant le désastre que l’on sait, l’autre, autour de Bernstein, a réussi a structurer le débat politique autour de la répartition des surplus engendrés par l’économie industrielle.

La question n’est plus "qui doit gouverner ?", mais "qui doit bénéficier le plus des politiques publiques ?"

C’est la réponse à cette question qui détermine si vous êtes de gauche ou de droite, pas si vous êtes pour ou contre la monarchie. Il est d’ailleurs parfaitement possible d’être monarchiste de gauche, même s’il faut admettre que c’est peu courant.

A côté de cela, naturellement, nous avons la foule bigarrée des "ni droite ni gauche". A l’origine, ils se situaient à l’extrême-droite, avec des positions très autoritaires dans le domaine social comme dans le domaine économique – Mussolini était tout sauf un ultra-libéral et l’économie du Troisième Reich était en pratique largement administrée. On en retrouve aujourd’hui de plus en plus dans la mouvance écologique (vous noterez que je n’ai pas dit Les Verts).

Ces "outsiders" considèrent que la droites et la gauche sont quasiment identiques car ni l’une ni l’autre ne débat des sujets qui pour eux sont centraux. De leur point de vue ils ont raison. On ne peut se disputer que si on a un cadre de référence en commun. Les plébéiens et patriciens romains pouvaient s’écharper sur le problème des terres et des dettes, mais ils étaient tous d’accord sur le traitement à réserver aux esclaves. De la même façon, tous les participants "raisonnables" au débat politique souscrivent à l’idéologie des lumières, même quand ils se réclament de penseurs qui eux n’y souscrivaient pas.

Définir l’idéologie des lumières est difficile – les auteurs qui s’en réclament sont nombreux et variés. D’une manière générale on peut dire qu’elle pose comme principe l’usage de la raison en politique, une forme poussée d’individualisme et la vision d’un homme ayant vocation à dominer la nature grâce à la raison. Il s’y ajoute souvent une conception de l’histoire allant d’un passé barbare dominé par la superstition à un futur glorieux gouverné par la raison – ce qu’on appelle le progrès.

On notera d’ailleurs que la démocratie n’appartient pas aux lumières. Voltaire n’avait aucun problème avec Frédéric II de Prusse et chacun sait quelle curieuse conception les marxistes ont de la démocratie.

Même les Verts souscrivent à cette vision du monde, ils en modifient juste la définition de ce qui, pour eux, constituent un progrès. Les Verts pensent tout autant que les libéraux ou les communistes que l’homme peut dominer la nature par la raison. Ils estiment seulement qu’il doit exercer cette capacité avec retenue afin de préserver le cadre de vie et la bonne conscience des bobos. L’idée ancienne selon laquelle ceux qui tentent de conquérir le ciel doivent s’attendre à tomber plus bas que les anges de l’enfer est extrêmement minoritaire chez eux, tout comme l’idée plus moderne selon laquelle l’homme n’est qu’une espèce animale parmi d’autres, soumise aux lois de la nature et aujourd’hui confrontée à la même impasse qu’un troupeau de chèvres qui aurait mangé toute l’herbe de son île.

Dans cette conception du monde, notre civilisation n’est qu’une civilisation parmi d’autre et le moment historique que nous vivons n’a rien de particulier. D’autres civilisations émergeront de nos ruines et tomberont à leur tour, dans le cadre d’une histoire cyclique qui ne s’achèvera que lorsque l’espèce humaine elle-même s’éteindra.

Cette vision du monde, qui met au centre du débat la soutenabilité et l’héritage, ne se trouve aujourd’hui que sur les franges les plus lucides du mouvement écologiste, celles qui ont pris au sérieux le Club de Rome.

L’idéologie prométhéenne des lumières, et le débat droite / gauche qu’elle a engendré était certainement adaptée aux siècles de croissance de la société industrielle. Que cette dernière soit, à l’échelle de l’histoire humaine, une bulle destinée à retomber dans un fracas sanglant, n’enlève rien à sa puissance. Ceux qui n’adoptaient pas une variante ou une autre de l’idéologie des lumières se condamnaient à être conquis ou renversés, et se poser la question de la répartition des richesses crées par l’industrie était cruciale pour la survie de nos société.

Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, cette période de croissance est aujourd’hui en train de s’achever, définitivement. Nous atteignons les limites de la croissance mises en lumière il y a quarante ans par le Club de Rome et allons entrer dans une période de décroissance forcée de très longue durée.

Dans un tel contexte, le débat sur la répartition des richesses change de nature et la perspective d’une société d’abondance, de liberté et d’égalité doit disparaître de notre horizon. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’on ne peut pas améliorer tel ou tel aspect de notre société – le mariage gay, par exemple, est une mesure de bon sens – juste qu’il n’y a pas et n’aura jamais d’avenir meilleur et que préparer le futur dans cette perspective ne peut conduire qu’au désastre.

Les deux termes du débat gauche / droite classique perdent tout leur sens dans un monde où les ressources disponibles diminuent. La perspective de droite mène alors à un accaparement des ressources par les classes dominantes, une croissance exponentielle des inégalités et une désintégration de la société. Les classes dominantes finissent alors accrochées à des lampadaires ou confient leur destin à des prétoriens qui ne tarderont pas, pour citer Glenmor, à "quérir les deniers de la trahison".

La perspective de gauche n’est pas meilleure, même si elle plus généreuse, car elle repose sur ce que les anglo-saxons appellent "entitlement" : l’irréversibilité des "droits à", même lorsque la réalité des ressources rend leur satisfaction impossible. Cela conduit à la surexploitation de ressources déjà déclinantes et à l’exclusion de pans entiers de la population pour satisfaire les "droits à" du reste. Au bout du chemin, bien sûr, il y a la désintégration de la société, quoi que pas sur les mêmes lignes que dans le scénario de droite, et la montée de populismes autoritaires qui pourront, selon les lieux être rouges ou noirs.

Cela ne signifie pas que la justice sociale ne doit pas être un objet de débat, mais qu’en la plaçant dans le cadre de l’idéologie des lumières et du progrès, nous nous condamnons désormais à l’échec, tout comme nous nous serions condamné à l’échec si nous l’avions placée au début du vingtième siècle dans le cadre du christianisme.

En fait, l’abandon du progrès et des lumières, recentre le débat sur la justice sociale sur ses fondamentaux, c’est à dire sur la répartition des richesses, mais aussi du pouvoir, entre les différents groupes sociaux, ethniques et géographique, en étant bien conscient qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle, et que ce que l’un gagne, l’autre le perd. Dans un contexte de déclin, cela implique, naturellement le partage des sacrifices à faire pour que la société survive ou, si cela s’avère impossible, lègue autre chose que des ruines à ses successeurs.

C’est en fait là le vrai défi de la fin de la croissance. Nous ne pouvons cependant le relever que si nous renonçons aux mirages des lumières et du progrès éternel et retrouvons le sens des limites, avant que la nature se charge de nous l’inculquer, à sa brutale et implacable manière.

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