vendredi 23 mars 2012

vos prétoriens viendront quérir les deniers de la trahison

Un des aspects les plus amusants du discours des complotistes réside dans leur insistance à décrire les classes dominantes non seulement comme monolithiques, toute puissantes et fondamentalement malfaisantes, mais aussi comme profondément stupides. Elles semblent en effet passer leur temps à fomenter des conspirations dignes d’un Fu Manchu dopé au crack... pour détruire les conditions objectives de leur propre pouvoir.

Les classes dominantes se caractérisent par leur capacité à attirer à elles une part importante, parfois même majoritaire, de la richesse d’une société. La manière dont elles y arrivent varie considérablement, entre les sociétés et à l’intérieur d’une même société. Dans la nôtre, on peut accéder au monde des privilégiés en maîtrisant une compétence scientifique, artistique ou sportive particulièrement prisée, en détournant à son profit un partie des flux financiers, en démontrant sa capacité à mener une faction politique, sinon à la victoire du moins à une certaine proéminence...

Toutes ces voies d’accès au monde des riches ont cependant une chose en commun : elles sont basées sur la capacité de manipuler des abstractions qui n’ont de sens que dans une société aussi complexe que la notre.

Pour bien comprendre ce que cela veut dire, il faut se retourner vers Giambattista Vico (1668 – 1744). Professeur de rhétorique à l’Université de Naples,  Giambattista Vico est aussi l’inventeur de la philosophie de l’histoire et un des fondateurs de ce que Zeev Sternhell appelle les anti-lumières, c’est à dire les opposants à l’universalisme et au rationalisme en matière politique – est-il utile de préciser qu’en ce qui me concerne c’est un titre de gloire ?

Dans son maître ouvrage - Principi di Scienza Nuova d'intorno alla Comune Natura delle Nazioni – il défendait une vision cyclique de l’histoire dans laquelle le développement d’une civilisation se traduit par la création d’une quantité de plus en plus importante d’abstractions. Pour prendre un exemple que nous connaissons bien, la richesse était ,dans les société anciennes, mesurée en acre de terre ou en têtes de bétail. Ces dernières étant quelque peu encombrantes, on a rajouté un premier niveau d’abstraction en les symbolisant par une quantité prédéfinie de métaux précieux. On a ensuite ajouté un second niveau d’abstraction en apposant un sceau royal sur les dits métaux précieux pour prouver que ceux-ci étaient bien ce qu’ils prétendaient être.

Comme l’or et l’argent pèsent lourd et peuvent faire l’objet de réquisitions involontaires, on a rajouté un troisième niveau en créant le premier papier-monnaie, intégralement échangeable contre de l’or stocké dans un endroit sûr. On s’est ensuite aperçu qu’on pouvait sans risque émettre plus de papier-monnaie qu’on avait d’or, et de fil en aiguille on en est arrivé au système hautement abstrait qui a cours aujourd’hui avec une monnaie qui n’est en fait qu’une promesse d’accès à un certain pourcentage de la production d’un pays et ne vaut que par la confiance que nous plaçons en elle.

Si jamais la quantité de monnaie disponible excédait grandement ce que peux produire l’économie – par exemple parce qu’un utopiste quelconque aura fait descendre sur terre les trillons de dollars qui planent dans la stratosphère financière – cela se traduirait par la nécessité pour chacun d’acheter une brouette afin de transporter au supermarché les masses de billets nécessaires aux courses de la semaine.

Cette montée de l’abstraction a des avantages évidents, comme le faisait remarquer John Michael Greer, mais elle n’est pas sans dangers.
Ce mouvement vers l'abstraction présente des avantages importants pour les sociétés complexes, car les abstractions peuvent être déployés avec un investissement beaucoup plus faible qu'il n'en faut pour mobiliser les réalités concrètes qu’elles représentent. Nous aurions pu résoudre à l’ancienne le débat de l'an dernier au sujet de qui devrait diriger les États-Unis, en appelant aux armes les partisans de McCain et d’Obama et en réglant la question au combat, par une belle journée de septembre sur un pré de l’Iowa au milieu d'une grêle de balles et de coups de canon. Pourtant, le coût en vies humaines, en argent, et en dommages collatéraux aurait été bien supérieurs à celui d’une élection. De la même manière, la difficulté qu’il y aurait à payer des employés de bureau en nature, ou même en espèces, rend l’utilisation d’abstractions beaucoup moins lourde pour toutes les parties concernées.

Dans le même temps, il y a un piège caché dans le confort que donnent les abstractions: plus vous vous éloignez des réalités concrètes, plus il y a de chances que vous n’arriviez plus à les trouver en cas de besoin. L'histoire est jonchée des cadavres de régimes qui ayant fait de leur pouvoir une totale abstraction n’ont pas pu faire face à un défi basé sur la force brutale. On a pu dire de l'histoire chinoise, et on pourrait en dire autant de celle de n’importe quelle autre civilisation, qu’elle est rythmée par le bruit des bottes cloutées montant des escaliers, suivis par le murmure des pantoufles de soie faisant le chemin inverse. De la même manière, les abstractions économiques ne peuvent continuer à fonctionner que tant que des biens et des services réels existent pour être achetés et vendus, et c'est seulement dans les chimères des économistes que les abstractions garantissent la présence de ces biens et de ces services. Vico a fait valoir que ce piège est ce qui sous-tend le déclin et la chute des civilisations, le mouvement vers l'abstraction va si loin que les réalités concrètes sont négligées. En fin de compte les abstractions s’évaporent sans que personne ne s’en rende compte, jusqu'à ce qu'un choc quelconque frappe la tour des abstractions construites au-dessus du vide des réalités, et que toute la structure s'écroule.

Ce mouvement vers les abstractions a une autre conséquence : il change, pour un temps, la nature des compétences que vous devez acquérir si vous voulez intégrer la classe dominante. Là où un chef de guerre anglo-saxon devait savoir piller , se saouler à la bière et conduire ses troupes au combat, le trader, lui, doit pouvoir naviguer au milieu d’une foule de produits financiers tous plus exotiques les uns que les autres. Que du point de vue du citoyen lambda le résultat final soit à peu prés le même ne change rien au fait que les compétences requises pour le poste soient totalement différentes.

Par ailleurs, empiler des abstractions les unes sur les autres implique d’augmenter constamment la complexité de notre société, processus qui, outre le fait qu’il est soumis à la loi des rendements décroissants, nécessite un approvisionnement constant en ressources et énergie de haute qualité.

Comme tous ceux qui ont jeté un coup d’oeil au rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance le savent, ces ressources s’épuisent et la production de certaines, dont le pétrole, a déjà commencé à décliner. Combinez cela avec le rendement décroissant de la complexification de nos sociétés, et il devient évident que nos sociétés vont être confrontées à une simplification forcée. C’est ce que Greer appelle la longue descente et Kunstler la longue urgence.

Naturellement, on peut s’attendre à ce que les classes dominantes fassent payer à celles qui ne le sont pas le prix de ce déclin. L’histoire nous apprend cependant que c’est rarement une bonne idée car cela détruit la légitimité des classes dirigeantes et ouvre un boulevard à toute une ribambelle de leaders populistes, dont Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon nous offrent aujourd’hui un avant-goût.

Plus important, cette simplification se traduira par l’évaporation d’une quantité considérables d’abstractions et un retour de la société aux réalités concrètes que celles-ci étaient censées représenter. Naturellement, chaque niveau d’abstraction qui disparaîtra fera disparaître avec lui un certain nombre de "niches sociales" occupées en général par ceux que nous considérons comme des privilégiés.

Si, et c’est une possibilité envisagée par Richard Heinberg, l’État prend en charge la gestion d’une pénurie grandissante, les oligarchies financières se retrouveront dans la même situation qu’un ours blanc brutalement transporté au milieu du Sahara. Cela ne veut pas dire, naturellement, que nous vivrons dans une société sans classe, seulement que le pouvoir et l’influence passera à ceux dont les compétences seront les mieux adaptées au nouvel environnement.

Cela sera tout aussi vrai dans le domaine politique, et c’est loin d’être une bonne nouvelle.   Les société développées ne maintiennent l’ordre, à l’intérieur comme à l’extérieur, que marginalement par la violence ou la menace de la violence. Elles utilisent le consensus idéologique et une relative abondance matérielle pour garantir leur cohésion interne.  L’épuisement de nos ressources ne peut que mettre à mal ce modèle, d’abord parce que le partage d’un gâteau qui ne cesse de se réduire créera des tensions et une baisse de la légitimité des élites, ensuite parce que l’accès aux ressources sera, à terme, conditionné moins par la capacité à les acheter que par la capacité à s’en assurer le contrôle par la violence ou la menace de la violence.

Bien sûr un certain nombre de bobos feront du bruit avec leur bouche pour s’opposer à cette logique. Gageons qu’ils se fatigueront assez vite lorsqu’il s’agira de prendre les termes "partager la richesse" et "marcher pour la paix" au pied de la lettre.

La conséquence, c’est que ceux qui auront le contrôle effectif de la force prendront du poids dans le système politique, tant national qu’international.  Cela ne signifie pas que nous aurons droit à un régime prétorien, même si ce n’est pas impossible si la situation se dégrade suffisamment – Cuba et la Corée du Nord ont subi une profonde crise de ressource et ne sont pas devenues des dictatures militaires. Cela veut juste dire que dans un monde où les positions de pouvoir seront de plus en plus incertaines, ceux qui les détiennent recourront à la force brute et que par conséquent les professionnels de la violence (militaires, policiers, miliciens ou mercenaires) prendront un poids de plus en plus grand. Le résultat peut aller de la démocratie musclée à la prolifération de seigneurs de la guerre en passant par la bonne vieille dictature et toute une variété de populismes armés rouges, noirs ou verts.

Pour les élites actuelles c’est naturellement une mauvaise nouvelle. Un partie non négligeable de leur membres devront céder la place à des ruffians dépourvus de toute éducation mais disposés à faire ce qu’il faut pour que le système survive. Par ailleurs, plus une élite, quelque soit son origine, est dépendante d’hommes en armes pour sa propre préservation, plus ces hommes en armes seront tentés de remplacer leurs maîtres.

Mettez votre pouvoir entre les mains de manieurs de sabres et tôt ou tard, pour citer Glenmor, "vos prétoriens viendront quérir les deniers de la trahison".

Face à cette évolution, qui est probablement inéluctable, notre tâche doit être de préserver ces acquis fondamentaux que sont l’égalité des citoyens devant la loi, la limitation du pouvoir politique et la règle de droit, toues choses qui peuvent et doivent survivre dans un monde de rareté.

Ce n’est évidement pas en nous focalisant sur telle ou telle abstraction bobo que nous y arriverons, pas plus qu’en nous enrôlant sous la bannière de telle ou telle populisme ou de telle ou tell bureaucratie partisane. L’étude des traditions civiques de la Nouvelle Angleterre, ou de certains courants de pensées du XIXème siècle comme le distributisme peuvent cependant montrer un début de voie.

Autant dire que dans un pays partagé entre populisme et sentimentalisme bobo et où tout le monde semble s’entendre pour ne surtout pas faire face à la réalité, c’est loin d’être gagné.

mercredi 14 mars 2012

La fin des classes moyennes

Les classes moyennes sont pratiquement aussi vieilles que les sociétés complexes mais jusqu’à très récemment elles sont resté numériquement marginales. Historiquement elles comprenaient tous ceux qui possédaient des compétences à la fois rares et utiles qu’ils pouvaient monnayer auprès des classes supérieures. Dans les sociétés tribales cela incluait une poignée d’artisans spécialisés et les artistes chargés de chanter les louanges du chef et de ses ancêtres. Dans des sociétés un peu plus évoluées, il fallait ajouter les scribes et divers sortes de fonctionnaires. Dans les civilisations les plus riches et les mieux organisées, cela incluait aussi tout un peuple d’officiers, de marchands, de notaires et d’intendants.

Ils ne représentaient, cependant, qu’une petite partie de la population, et pour une raison évidente. Ces sociétés tiraient l’essentiel de leurs ressources de l’agriculture – parfois de l’agriculture des autres, mais en définitive cela revient au même. Comme l’agriculture sans engrais ni pesticides n’est pas très productive et que des paysans surtaxés finissent par mourir de faim et par ne plus rien produire du tout, il y a une limite extrêmement stricte à ce qu’une société pré-industrielle peut affecter à une classe moyenne.

Par ailleurs, dans un monde sans croissance, le seul moyen pour une société de s’enrichir est de dépouiller ses voisins. Chacun avait donc intérêt à consacrer une part importante de ses surplus à entretenir des soldats – ou l’amitié de ceux qui en avaient. On ne pouvait entretenir une classe moyenne qu’avec ce qui restait, c’est à dire en général pas grand chose.

Les énergies fossiles ont changé tout cela. Elles nous donné accès sous une forme facilement utilisable, à des millions d’années d’énergie solaire, à ce point que chacun d’entre nous dispose d’une centaine d’esclaves virtuels travaillant pour lui nuit et jour. Comme toujours lorsqu'un surcroît d'énergie traverse un système, nos sociétés se sont complexifié presque à l'infini. Les raisons en sont simples et ce sont les même que celles qui font que l’écosystème de Kinshasa est plus complexe que celui de l’île de Wrangel, Sibérie du nord. Plus vous avez de ressources à votre disposition plus vous pouvez faire de choses, plus vous serez nombreux à pouvoir les faire et plus il y aura d’interactions possibles entre les différentes parties de votre système.

Cette complexification n’est d’ailleurs pas une mauvaise stratégie. Comme le faisait remarquer le spécialiste de l’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter, les sociétés humaines sont avant tout des machines à résoudre les problèmes, et leur principale manière de résoudre ces problèmes est de former des spécialistes. Ainsi, si vous êtes le souverain d’un petit royaume de l’âge du bronze et que vous n’avez pas de cuivre – ce qui est plutôt embêtant quand on veut faire du bronze – vous pouvez former des marchands qui iront dans la montagne échanger vos olives contre du cuivre. Vous pouvez aussi former des soldats qui iront expliquer aux montagnards qu’ils doivent vous donner du cuivre gratuitement. Ni les soldats ni les marchands ne cultiveront votre terre, cependant, et si vous formez plus de soldats que vos paysans ne peuvent en nourrir, vous allez avoir un gros problème.

C’est cette limite que les carburants fossiles nous ont permis, sinon de lever complètement, du moins de repousser substantiellement. Nous avons ainsi créé de gigantesques administrations, de complexes réseau d’entreprises et une foule d’institutions. Ce faisant nous avons également créé un grand nombre d’emplois qualifiés qui ont été occupés par ce que nous appelons aujourd’hui la classe moyenne.

Cela a permis à nos sociétés d’offrir plus de services et de résoudre plus de problème qu’aucune autre société avant elle. Là où les choses se compliquent, c’est qu’elles ne peuvent continuer à le faire que si elles sont constamment alimentées en énergie et en ressources.

En fait, quand je dis « constamment » c’est une erreur. Le terme adéquat est « toujours plus ». En effet, si augmenter la complexité de nos sociétés permet de résoudre des problèmes, ce processus est soumis à la loi des rendements décroissants. C’est à dire qu’à un certain moment créer de nouvelles administrations / entreprises / comités / instituts de recherche finit par coûter plus cher que les problèmes qu’ils sont censés résoudre. Comme nous n’arrêtons pas d’en créer de nouveaux pour faire face aux problèmes que causent les précédents, nos marges de manœuvre se réduisent progressivement jusqu’au moment où une crise emportera tout.

C‘est la thèse qu’a défendue Joseph Tainter dans son livre The Collapse of Complex Societies.

Il y a cependant un autre problème, beaucoup plus immédiat et sérieux : nous avons construit ces sociétés merveilleusement complexes avec des ressources non-renouvelables – notamment, mais pas exclusivement, les énergies fossiles. Celles-ci sont tout sauf inépuisables et il viendra forcément un moment où leur production stagnera puis diminuera.

Nous nous trouverons alors dans une situation peu enviable, car nous devrons entretenir une société toujors plus complexe avec toujours moins de ressources.

En fait c’est probablement ce qui est en train de nous arriver. La production de pétrole stagne depuis 2004 et la qualité du charbon que nous extrayons décline constamment. Ce n’est qu’une question de temps avant que les autres énergies fossiles et l’uranium suivent le même chemin.

Le résultat en sera un processus que John Michael Greer décrit assez bien et dont nous ressentons aujourd’hui les premiers symptômes.
Si la ressource est assez abondante - par exemple, le revenu d'un empire mondial, ou un demi-milliard d'années d’énergie solaire stockée dans le sol sous forme de combustibles fossiles - et si la vitesse à laquelle elle est extraite peut être augmentée au fil du temps, une société peut, du moins pour un certain temps, entasser des quantités inimaginables d’objets sans se soucier des coûts de maintenance. Le problème, bien sûr, c'est que ni l'expansion impériale, ni l’extraction de combustibles fossiles ne peuvent continuer indéfiniment sur ​​une planète finie. Tôt ou tard, vous vous heurterez aux limites de la croissance; à ce point les coûts de maintenance de votre empire ou de vos champs de pétrole commenceront une montée, certes en dents de scie, mais inexorable, tandis que le retour sur investissement entamera un déclin, également en dents de scie, mais tout aussi inévitable ; l'écart entre vos coûts de maintenance et les ressources disponibles échappera à tout contrôle, jusqu'à ce que votre société ne dispose plus de suffisamment de ressources pour subvenir à sa propre survie, et qu’elle s’éffondre.

C'est un effondrement catabolique. Ce n'est pas tout à fait aussi simple qu'il n'y paraît, car chaque poussée de catabolisme lors de la descente réduit de manière significative les coûts de maintenance, et peut également libérer des ressources pour d'autres usages. Le résultat habituel est le déclin par « en escalier » dont tant de civilisations nous montrent l’exemple, déclin marqué par des crises, suivies par plusieurs décennies de relative stabilité et une récupération partielle, puis un retour à la crise. Répétez le processus suffisamment longtemps, et vous transformez le Forum de la Rome impériale en pâture pour les moutons.

Ce que cela signifie pour les classes moyennes est simple : elles sont condamnées. Elles dépendent pour leur existence de toutes ces entreprises / administrations / institutions que nous avons créés au cours de nos années de croissance. Or à chaque crise une partie de ces institutions seront irrémédiablement détruites. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé et la crise actuelle l’accélère.

Au fur et à mesure que la société perdra les moyens d’entretenir ses classes moyennes, celles-ci diminueront en nombre et en prospérité, selon un processus similaire à celui qui a transformé l’ancienne classe ouvrière en foule précarisée.

Les classes moyennes ont jusqu’à présent été relativement épargnée car nous avons collectivement décidé de sacrifier les ouvriers à leur sécurité. La gauche est, d’ailleurs, de ce point de vue, aussi coupable que la droite, car elle a d’abord chercher à préserver sa clientèle électorale, centrée sur l’aristocratie ouvrière et les classes moyennes du secteur protégé.

Naturellement, ce rétrécissement programmé des classes moyennes aura des effets politiques, d’autant plus qu’il sera accompagné d’un appauvrissement général de la société et d’une diminution, progressive mais considérable, des services qu’elle nous rend. Le plus évident est la disparition des Verts – notez bien que je n’ai pas dit les écologistes. Les Verts, sous leur forme actuelle, représentent les classes moyennes supérieures, mêlant dans leur idéologie une écologie souvent assez superficielle au  "gauchisme sociétal" typique de leur clientèle.

Ils n’ont pas d’avenir, sauf à changer complètement de discours, dans un monde où les classes moyennes mèneront un combat perdu d’avance contre la paupérisation. 

Le plus grave, cependant, n’est pas là. 

L’identité des classes moyennes est basée sur le fait que ses membres ne sont pas des prolétaires. La peur du déclassement, du retour à l’usine, y est donc très présente. Dans les années trente, cette peur a nourrit la montée des autoritarismes, qui pour ne pas être tous aussi pervers que le cauchemar cancéreux du Troisième Reich, n’en ont pas moins été très désagréable pour ceux qui les ont subis.

Nous risquons d’assister à un mouvement de radicalisation très similaire, avec il est vrai, une petite nuance. Les populistes de gauche, contrairement aux communistes d’antan, ont compris que les employés et les cadres moyens précarisés ne voulaient surtout pas qu’on les considèrent comme des ouvriers, et ont adapté leur discours en conséquence. Le danger peut donc tout aussi bien venir de la gauche mélenchoniste que de la droite lepeniste.

Bien sûr, ni les uns ni les autres ne pourrons arrêter le processus d’effondrement catabolique. Tout ce qu’ils feront, ce sera remplacer une élite dirigeante relativement pluraliste et ouverte par une autre nettement plus autoritaire et fermée dont les dictatures de l’entre-deux-guerres nous donnent un avant-goût. Et quand finalement ils s’effondreront, la situation qu’ils laisseront derrière eux sera bien pire que ce qu’elle aurait été si nous nous étions contenté du business as usual.

Si le déclin des classes moyennes est inéluctable, ses possibles conséquences politiques ne le sont pas, cependant. Le Royaume Uni et la France ont échappé, dans les années trente, et pour des raisons d’ailleurs différente, aux vagues jumelles du communisme et du fascisme, ce qui a sans doute sauvé la démocratie.

Nous pouvons le faire aussi.

Nous ne sauverons ni les classes moyennes ni notre civilisation, mais nous pouvons encore gérer la transition en laissant autre chose que des ruines à nos successeurs. Encore faut-il pour cela que nous abandonnions nos fariboles idéologiques et fassions face à la dure réalité qui nous attend.

Autant dire que ce n’est pas gagné.

mardi 6 mars 2012

Conservatisme



La malédiction de quelqu'un a dû fonctionner car nous vivons une époque intéressante. C'est ainsi que le principal candidat conservateur à l'élection présidentielle française passe son temps à proposer des réformes, au point qu'on se demande ce qu'il peut bien vouloir conserver. Si sa position est certainement caricaturale, elle est loin d'être isolée, et l'on cherchera en vain l'incarnation du principe de Montesquieu, selon lequel " il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare, et lorsqu'il arrive, il ne faut y toucher que d'une main tremblante".

C'est en partie la conséquence du mode de désignation démocratique de nos gouvernants -on ne se fait pas élire en ne promettant rien – mais en partie seulement. C'est aussi la manifestation de cette idéologie du progrès qui imprègne notre société et qui postule que l'histoire a un sens, et que celle-ci nous mène ou bien vers une toujours plus grande prospérité, ou bien vers une catastrophe ou une révolution qui nous ouvrira magiquement les portes de l'utopie.

Cette idéologie est à ce point prégnante que même ses adversaires – l'extrême-droite catholique par exemple – formule son opposition en ses termes. Il n'est pas jusqu'aux fascisme et au cauchemar cancéreux du nazisme qui ne présentent leurs projets en termes révolutionnaires.

La notion de changement organique, de cycle, le principe d'une histoire faite "de bruits et de fureur […] et ne signifiant rien", semble avoir totalement disparu de notre univers mental, en même temps que l'idée même de conservatisme.

Parler de conservatisme est toujours difficile. En Europe, il s'est formé en réaction à la Révolution Française et aux idées des Lumières qui la guidait. Sur le continent, la guillotine et les mousquets ont très vite, et des deux côtés, remplacé la conversation, et la contestation des principes révolutionnaires a été accaparée par l'école théocratique de Louis de Bonald ou de Xavier de Maistre, dont le principe était pour citer Bonald "l’homme ne peut pas plus donner une constitution à la société religieuse ou politique, qu’il ne peut donner la pesanteur aux corps ou l’étendue à la matière."

La Grande Bretagne, cependant, était gouvernée par un régime sinon démocratique, du moins constitutionnel depuis la Glorieuse Révolution de 1688, et l'on pouvait, sans trop de risques, y discuter des événements du moment. Certains anglais ont d'ailleurs pris fait et cause pour la Révolution. C'est ainsi que Mary Wollstonecraft a déménagé à Paris en 1792. Elle en est parti assez précipitamment en 1793, craignant, pas forcément à tort, de perdre la tête si elle s'attardait trop longtemps.

Le personnage le plus intéressant de cette période, cependant, est un gentleman irlandais nommé Edmund Burke. Il est généralement considéré comme le père du conservatisme.

Il n'en a pourtant pas le profil.

Né en 1729 et membre du Parlement en 1765, il fut de ceux qui soutinrent la lutte des colons américains, écrivant au moment de l’indépendance des États-Unis :

Je ne sais comment souhaiter le succès à ceux dont la victoire signifierait la séparation d'avec une noble et grande partie de notre empire. Je peux cependant encore moins souhaiter le succès à l'injustice, à l'oppression et l'absurdité.

Edmund Burke était un Whig, un partisan du parlement contre l'autorité royale. Il ne croyait pas à la monarchie de droit divin et admettait parfaitement que l'on puisse renverser par la force un régime tyrannique ou injuste – les anglais l'avaient d'ailleurs fait en 1648 et 1688. Il s'opposait également à la domination protestante en Irlande et dans le contexte politique actuel, il aurait été sans doute classé à gauche.

Pourtant, lorsque la Révolution Française a éclaté, il s'y est opposé, rompant avec nombre de ses anciens compagnons de parti et écrivant un ouvrage qui fera date : les Réflexions sur la Révolution en France. Contrairement aux traditionalistes français, il ne refuse pas la Révolution parce qu'elle est contraire à un ordre divin, mais parce qu’elle prétend établir un ordre quasi-divin basé sur des idées abstraites, ce qui, dans son esprit ne pouvait aboutir qu’à la tyrannie, puis à la dictature militaire – sur ce point, d’ailleurs, on ne peut lui donner tort.

A la création ex-nihilo d’un ordre nouveau basé sur la force, Burke préfère, non pas l’immobilisme des traditionalistes, mais un changement graduel, ancré dans les institutions existantes. Il voit, en effet, la société comme un organisme complexe, s’étendant bien au delà de la génération présente, et qui doit évoluer selon sa logique et ses lois propres.

La [Glorieuse] Révolution [de 1688] a été faite pour préserver nos anciennes et indiscutables lois et libertés, et cette ancienne forme de gouvernement qui est la seule garantie de nos lois et de nos libertés (…) L’idée même d’inventer de toute pièces un nouveau type de gouvernement est suffisante pour nous remplir de dégoût et d’horreur. Nous souhaitions à l’époque de la Révolution et souhaitons toujours tirer tout ce que nous possédons de l’héritage de nos ancêtres. A cet héritage, nous avons fait attention de ne rien greffer qui soit étranger à la nature de la plante originale (…) Dans la fameuse loi (…) appelée la Pétition des Droits, le Parlement dit au roi "vos sujets ont hérité cette liberté", basant leurs libertés, non sur des principes abstraits, "de par les droits des hommes", mais de par les droits des Anglais, comme un patrimoine reçu de leurs ancêtres.

Le concept de patrimoine est ici fondamental., car le patrimoine est quelque chose qui se transmet. Nous le recevons de nos ancêtres et avons l’obligation de le préserver pour nos descendants qui en sont tout autant propriétaires que nous. Le jeter à bas au profit de quelques grandiose plan pour établir le paradis sur terre, outre que cela mène souvent à un enfer très convainquant, revient à les spolier de leur héritage.

C’est d’ailleurs cela cela qui distingue la Révolution Américaine, et son héritière européenne de 1848 de la première révolution française et de son héritière terroriste de 1917.

Il est tout aussi absurde, cependant, de s’enfermer, à l’instar des riposteurs laïque ou des traditionalistes catholiques, dans un fixisme sans horizon. Il fut un temps, et Burke lui-même le savait bien, où le peuple anglais était soumis à l’arbitraire royal. Les droits de l’homme et la laïcité, tout ce que le Conseil Constitutionnel considère comme les principe fondamentaux reconnus par les lois de la République, se sont intégré, non sans nécessaires luttes et débats, dans notre héritage commun. Aucun gouvernement, aussi légitimement élu soit-il, ne saurait les remettre en cause. On peut penser que la présence de l’Islam et le mariage homosexuel y entreront aussi. La dynamique va certainement dans ce sens.

A l’inverse, certaines portions de notre héritage sont tombé dans l’obsolescence. A une certaine époque, catholique et français étaient presque synonymes. Vouloir aujourd’hui imposer une identité chrétienne à pays d’églises vides et de prêtres sénescents serait justement tomber dans l’abstraction et la négation de l’histoire que dénonce Burke.

Il est évident que les partis que l’on qualifie habituellement de conservateurs sont à des années-lumière de cette vision du monde. Un de leurs représentants, l’américain Fukuyama, a même poussé le comique involontaire jusqu’à proclamer la fin de l’histoire – exercice qu’on croyait jusqu’alors réservé aux marxistes et aux témoins de Jéhovah.

Depuis l’arrivée au pouvoir dans les années 80 de doctrinaires du marché libre, il semble, que le conservatisme traditionnel, qui faisait de la prudence dans l’action une vertu, ait cédé la place à un progressisme bis exaltant l’entreprise sociale-darwinienne et la concurrence libre et non faussée, voie obligée vers un paradis consumériste, pendant libéral de la société sans classes.

C’est d’autant plus regrettable que l’épuisement des ressources nous promet des changements aussi profonds que désagréables. En 1972, l’équipe de Donella et Dennis Meadows annonçaient au monde que nos ressources étaient limitées et que nous courrions au désastre si nous ne faisions rien. Quarante ans ont passé et nous n’avons rien fait. Nous subissons aujourd’hui les premiers symptômes de l’effondrement qu’ils avaient alors prévu. Celui-ci prendra du temps, et comme un cancer il sera entrecoupé de trompeuses périodes de rémissions. Il est cependant, à ce stade, probablement inévitable.

Et c’est justement dans ce genre de moment que nous avons le plus besoin de l’esprit du vieil Edmund Burke. Il sera tentant, au milieu des crises et des pénuries engendrées par l’épuisement de nos ressources, de nous lancer dans un nouveau cycle d’expérimentations sociales hasardeuses et d’élever, dans la fureur et dans le sang, de nouveaux paradis sur terre.

Leur échec est aussi inévitable que notre déclin. Ces vaines tentatives pour forcer la réalité complexe dans le moule de la Raison, du Matérialisme Dialectique ou de la Concurrence Pure et Parfaite, ne feront que rendre la chute plus difficile et plus sanglante et la renaissance plus incertaine et plus lointaine.

Comme le rappelait John Michael Greer :

Les intellectuels idéalistes (...) sont, en fait ; totalement inadaptés aux rôles de leadership dans la vie politique. La politique, comme le dit l'adage, est l'art du possible, elle exige le compromis, la volonté de trouver un terrain d’entente avec des gens ayant des idéaux et des intérêts radicalement divergents, ainsi que la capacité de prendre en compte complexité morale et faillibilité humaine. Les idéalistes sont notoirement mauvais dans ce domaine parce qu'ils sont pris dans le jeu des abstractions, et oublient trop souvent de remarquer que le monde réel ne suit pas nécessairement les modèles abstraits que nous créons pour l’expliquer. Les résultats, comme un coup d'œil à l'histoire le montre, vont de l’opéra-bouffe à l'enfer sur terre.

Il y aura un monde après l’épuisement de nos ressources et l’effondrement de la première tentative humaine pour créer une civilisation technologique. Si, cependant, nous voulons qu’il reprenne le meilleur de nous-même, nous devons lui éviter la folie et le carnage qui constituent le véritable héritage de Robespierre et de Lénine.

Et peut-être écouter ce vieux réformateur de Burke tonner contre les folies de la raison.