lundi 13 février 2012

L’impuissance de la politique




Les derniers mots de Marc-Aurèle
Contrairement à ce que croient les théoriciens du complot, les sociétés modernes sont constituées d'un grand nombre de centres de pouvoir interconnectés, à la fois rivaux et alliés, chacun avec ses intérêts et ses objectifs. Ces centres de pouvoir ne se réduisent pas au MEDEF ou aux partis dominants. Les syndicats, les religions, les associations grandes ou petites, y figurent en bonne place, et chacun d'entre nous appartient à plusieurs d'entre eux, consciemment ou non.

Chacun de ces centres de pouvoir lutte pour faire avancer ses intérêts ou ses projets, et comme ils sont, au moins en partie, incompatible entre eux, et que, comme le fait remarquer Jean-Claude Michea, dans une société libérale il n'y a pas de morale commune et les décision politique sont le résultat d'un rapport de force.

La plupart du temps ce résultat est le statu quo, même si, comme le faisait remarquer John Michael Greer :

il y a deux facteurs qui permettent de surmonter cela. Il se peut d'abord qu'un leader charismatique (Franklin Delano Roosevelt, par exemple, ou Ronald Reagan) ou un groupe persuasif avec un plan (les libéraux dans les années 1960, ou les néo-conservateurs dans les années 1990) obtiennent un soutien suffisant de la part de différents centres de pouvoir pour forcer le changement. Il se peut également qu'un leader qui n'est pas suffisamment charismatique (Huey Long, par exemple, ou Jimmy Carter) ou un groupe qui n'est pas assez persuasif (les conservateurs à l »époque de Goldwater, par exemple, ou des radicaux dans les années 1980 et 1990) mais qui menace le statu quo, pousse des centres de pouvoir à s'unir contre eux dans un effort pour préserver leur autonomie.

L'action politique consiste, la plupart du temps à jouer de ces centres de pouvoir pour aboutir, sinon à un consensus, du moins à une alliance suffisamment large pour rendre le changement possible. Si vous n'êtes pas au pouvoir, ou êtes minoritaire au sein d'une coalition, cela signifie monnayer votre influence pour que la faction dominante aille dans votre sens plutôt que dans celui de vos adversaire.

Le problème, c'est que plus le changement que vous souhaitez est radical, plus il heurte les intérêts établis, qu'ils soient financiers, sociaux ou idéologiques, plus il est difficile de réunir la coalition dont vous avez besoin pour imposer le dit changement.

Au delà d'un certain degré de radicalité, cela devient impossible, et il ne vous reste d'autres solution que d'imposer par la force votre vision des choses à la société.

Inutile de préciser que la plupart du temps, elle est bien mieux armée que vous. Ce n'est d'ailleurs pas nécessairement une mauvaise chose.

Ce que cela signifie, c'est que la complexité de notre société met une limite absolue à ce que la politique peut faire. En fait, cette limite est d'autant plus absolue que l'on est placé haut dans la hiérarchie. Un groupe d'idéaliste peut créer une commune décroissante dans un coin de campagne. Tout ce dont ils ont besoin, c'est de convaincre le reste de la société de les laisser tranquilles - pas vraiment une tache insurmontable. S'il venait au président de la République Française l'idée curieuse de généraliser cette expérience... disons qu'il pourrait s'attendre à être invité à discuter des termes de sa démission avec la Haute-Cour, ou même un quarteron de généraux... sous les applaudissement du pays tout entier.

Un dirigeant politique est un peu dans la position d'un joueur dans un jeu de grande stratégie, du style Europa Universalis ou Victoria. Il est possible de gagner, même en partant d'une position de faiblesse. Ce qu'il n'est pas possible de faire, c'est changer la règle du jeu. Bien sûr, dans le monde réel, celles-ci évoluent, sous l'influence de nombreux facteurs, dont certains sont politiques, mais ces facteurs sont largement hors de porté du gouvernement moyen.

Le changement, historiquement, vient d'abord d'intellectuels marginaux, puis se diffuse progressivement, ou pas, dans la société, avant de s'imposer au politique, lorsqu'il a acquis une force suffisante, ou de retomber dans l'obscurité, s'il a échoué à le faire. Les différents centres de pouvoir qui compose la société se l'approprie alors... et le jeu continue.

La tentation de renverser l'échiquier existera sans doute toujours, et elle se heurtera toujours à une très forte résistance de la part de l'ensemble de la société, et pas forcément à tort. Cela signifie, en effet, subordonné l'ensemble de la société au projet d'un seul groupe, ce qui aboutit généralement à la soumettre aux dirigeants de ce groupe.

C'est arrivé plusieurs fois à l'occasion d'un affaiblissement temporaire du corps social. Que cela ait donné le cauchemar cancéreux du nazisme, le délire meurtrier des Khmers Rouges, ou la grisaille perverse du socialisme réel, ces supposés paradis sur terre ont en général fait des enfers très convaincants.

Même eux, d'ailleurs, ont fini par se heurter au mur des réalités. Les vociférations d'Hitler ont pu coaguler le peuple allemand autour de lui, elles étaient impuissantes face à l'écrasante supériorité des alliés. Quant à la propagande soviétique, elle n'a pas empêché le système qu'elle défendait de s'effondrer sous le poids de sa propre inefficacité.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui l’inertie structurelle de nos sociétés se heurte aux limites de notre univers. En 1972, le Club de Rome avait avertis que si nous continuions sur notre lancée, nous aboutirions à une forme ou une autre d’effondrement. Il serait faux de dire que cet avertissement a été ignoré. Il a, au contraire, fait à l’époque d’un large débat, mais été progressivement renvoyé dans la marginalité par une coalition d’intérêts qui, pour une fois, regroupait les libéraux, les conservateurs et les marxistes. Pour être juste, on doit rajouter que l’opinion publique qui, dans nos pays, constitue la cour de dernière instance, les a suivis.

Le résultat, c’est que nous avons suivi ce que le rapport Meadows appelait le scénario standard et que nous arrivons au bout de sa logique. Nous aurions pu, matériellement, effectuer une transition vers une société durable, au prix d’un arrêt de la croissance économique et d’un gel, voire d’une légère régression de notre niveau de vie. Ce n’est plus possible. Cela impliquerait de reconstruire à partir de rien toute une infrastructure, avec des ressources de plus en plus rares et dans un contexte de crise économique profonde.

Nous n’en avons ni les moyens ni le temps.
Claude proclamé Empereur

Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas s’adapter à la situation, accompagner le déclin programmé de nos ressources afin d’amortir la chute finale. On pourrait, par exemple, élargir le réseau ferré en recréant les lignes secondaires qui existaient avant-guerre, encourager le retour à l’économie domestique et à une forme d’auto-consommation, rouvrir les canaux et décentraliser de manière à ce que le contrôle démocratique se fasse non par le biais une administration coûteuse, mais de manière organique, par chaque communauté locale sur son territoire.

Cela impliquerait, cependant, de mettre fin à un nombre considérable de rentes de situation, et d’accepter, dés maintenant, une baisse considérable de notre niveau de vie.

Les chances pour qu’un candidat porteur d’un tel programme soit élu sont infimes. Les chances pour que, une fois élu, il puisse le mettre en pratique le sont encore plus. Il se heurterait non seulement à la résistance des riches, mais surtout à part considérable des gens ordinaires qui considèrent leur mode de vie comme non-négociable.

Il va sans dire que l’usage de la force ne serait pas plus efficace, même si la tentation existe chez certains écologistes radicaux. Outre que son bilan humain serait désastreux, un tel régime serait incapable de contrôler sa société sans une bureaucratie complexe, par nature non-durable.

Cela nous laisse ce à quoi nous assistons actuellement : une alternance de symboles creux et de mesures à court terme dont l’objectif est de gagner quelques années avant l’inévitable, quitte à aggraver les conséquences de la chute lorsqu’elle se produira. Il y a là, bien sûr, une grande part d’aveuglement. Les politiques ont la même idéologie et la même culture que nous. Il est logique qu’ils aient les mêmes craintes et les mêmes refus. Même lorsque cela n’est pas le cas, notre société ne leur laisse le choix qu’entre une protestation impuissante à la marge, un travail souterrain pour sauver au niveau local ce qui peut encore l’être et un suivisme qui n’est, en définitif, que le reflet du nôtre.

Cette situation n’est pas sans précédent. Elle est même tragiquement banale. On la retrouve dans la spirale mortifère qui a englouti des rois mayas prisonniers de leur propres rôle ou du sage empereur romain à qui un hypothétique druide mis en scène par Ugo Bardi donne la solution à la crise de l’Empire.

Donc, notre druide avait vu le futur et l’avait décrit à l'empereur Marc Aurèle. Il avait vu la solution des problèmes de l'Empire: le Moyen Age. C'était la direction que l'Empire avait prise et qu’elle ne pouvait pas éviter de prendre. Ce que le druide proposait était de la prendre d'une manière contrôlée. Facilitez la transition, ne luttez pas contre elle! Si vous savez où vous allez, vous pouvez voyager plus confortablement. Si vous le faites pas, eh bien, vous serez malmené.

Nous pouvons imaginer une hypothétique «transition" au cours de laquelle le gouvernement de l'Empire romain à l'époque de Marc Aurèle aurait fait exactement fait cela: abandonner le limes, réduire le nombre des légions et les transformer en milices urbaines, réduire la bureaucratie et les dépenses impériales , délocaliser l'autorité, réduire la pression exercée sur l'agriculture: reboiser la terre. La transition n'aurait pas été traumatisante et aurait occasionné une moindre perte moindre de complexité: des livres, des compétences, des œuvres d'art et beaucoup plus auraient pu être sauvegardés et transmises aux générations futures.

Tout cela est, bien sûr, un pur fantasme. Même pour un empereur romain, démanteler les légions n’était facile. Après tout, le nom de «l'Empereur» vient du mot «imperator» qui signifie en latin «commandant». L'empereur romain était un commandant militaire et devenir empereur empereur signifiait plaire aux légions. Un empereur romain qui menaçait de licencier les légions n'aurait pas été très populaire et n’aurait, très probablement, pas vécu très longtemps. Ainsi, les empereurs n’auraient pas pu faire grand chose, même si ils avaient compris la dynamique du système. Dans la pratique, ils ont passé la plupart de leur temps à essayer de renforcer l'armée en ayant autant de légions que possible. Empereurs, et dans le monde romain tout entier, ont combattu aussi dur que possible pour maintenir le statu quo. Après la crise du 3ème siècle, l'empereur Dioclétien a ressuscité l'Empire en le transformant en quelque chose qui nous rappellerait l'Union soviétique de Brejnev. Une dictature oppressive avec une bureaucratie étouffante, de lourdes taxes pour les citoyens, et un appareil militaire lourd. Il était un tel fardeau pour l'Empire qu'il l’a détruit totalement en un peu plus d'un siècle.

Les politiques ont pour tâche d’arbitrer entre les besoins et les exigences des différents groupes de pression tout en faisant avancer les objectifs idéologiques de leur base. C’est de là que viennent les privilèges – non négligeables – dont ils bénéficient, mais cela contraint de manière absolue leur action, la limite à ce que nous souhaitons ou sommes prêt à accepter.

Ce monde d’exubérance consumèriste qui s’achemine autour de nous vers sa fin, c’est d’abord et avant tout le nôtre.

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