lundi 20 février 2012

L'impasse anticapitaliste

Le mot capitaliste est, comme le mot fasciste d'ailleurs, largement devenus une invective, un mot valise par lequel telle ou telle frange politique désigne tout ce qui, dans le monde contemporain, lui déplaît, à ce point que certain ont pu, sans rire ni appartenir au Parti Communiste Chinois, se dire à la fois anticapitalistes et favorable à l'économie de marché.

A l'époque, pas si lointaine, où le marxisme, orthodoxe ou non, régnait sur prés de la moitié du monde, ce genre d'affirmation aurait pu valoir à son auteur un procès en hérésie, aussi vicieux, et dans certains cas aussi mortel que ceux instruits par la Très Sainte Inquisition.

L'analogie n'est pas fortuite. Le marxisme, et les idéologies qu'il a marginalisé au cours du XIXème siècle, appartient au royaume des religions apocalyptiques. Cette catégorie, particulièrement prolifique trouve sa source dans les steppes iraniennes aux alentours du Xème siècle avant Jésus-Christ. Elles varient considérablement dans leurs détails, mais le principe de base reste toujours le même : à un moment donné dans le futur se produira un événement qui mettra fin à l'histoire telle que nous la connaissons, précipitera les méchants en enfer et créera un monde parfait d'où tout mal sera banni.

L'Eglise Catholique avait eu la sagesse de renvoyer ce monde parfait à un futur aussi indéterminé que lointain. Elle serait d'ailleurs extrêmement ennuyée s'il prenait à son fondateur la fantaisie de revenir comme il l'a promis il y a deux mille ans. Cela n'a évidement pas empêché toute une collection de messies auto-proclamés d'annoncer le royaume pour la semaine d’après. Certains, comme Jean de Leyde, ont même pu mettre certaines de leurs idées en pratique – le résultat était en général assez peu convainquant.

Le marxisme, lui, suivant l'idéologie scientiste et rationaliste qui dominait au XIXème siècle, voulait établir le monde idéal sur terre, dans un avenir raisonnablement proche, tout en expliquant pourquoi la dernière tentative dans ce sens – la Révolution Française – avait abouti à un bain de sang et à une dictature militaire. Le résultat a été la mythologie assez inventive que nous avons tous, de Phnom-Penh à Moscou, appris à apprécier.

Si la révolution industrielle et le renversement de l'ancien régime, n'a pas amené la félicité universelle, c'est parce que notre système économique basé sur la propriété privée des moyens de production – le capitalisme – institutionnalise l'exploitation de la majorité par la minorité.

Non seulement les possédants – la bourgeoisie - accapare la plus grande part de ce que produisent les autres - les prolétaires – mais ce système d'exploitation tend à s'étendre à l'ensemble de la société et à toutes les société, si bien qu'au bout d'un certain temps il ne reste plus que des bourgeois et des prolétaires. Par ailleurs, le sort de ces derniers tend à s'aggraver avec le temps, et avec elles les contradictions du système. Les prolétaires, plongés dans la misère, s'organisent sous la direction d'une avant-garde éclairée, renversent la bourgeoisie et établissent une « dictature du prolétariat » qui progressivement laissera la place à une utopie collectiviste.


Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela n'a pas été une franche réussite. Partout où les partis marxistes ont pris le pouvoir, la dictature du prolétariat s'est rapidement transformé en dictature sur le prolétariat. L'avant-garde éclairée s'est partout transformée en une caste fermée imposant à une population de plus en plus rétive des politiques de plus en plus dysfonctionnelles. Lorsque l'enthousiasme révolutionnaire des premiers temps, avec son cortège de carnages, a progressivement laissé la place à la grisaille bréjnevienne, faite de pénuries, d’oppression et de slogans creux.

Confrontés à l'effondrement de l'Union Soviétique et la trahison d'une Chine qui n'a gardé du « socialisme » que la dictature du parti et la police sécrète, les différentes églises marxistes ont réagi de manière fort diverse. Les orthodoxes historiques se sont discrètement débarrassé du dogme et se sont attaché à préserver l'appareil du parti, non sans un certain succès. Les hétérodoxes, trotskistes pour nombre d'entre eux répètent à l'envie qu'ils avaient prévu cette débâcle et qu'elle est due non à un problème avec le projet communiste lui-même, mais à une série de trahisons et de déviations ; Naturellement, ils assurent que quand eux prendront le pouvoir, ce sera différent … de toutes les fois où ça devait être différent.

Quant aux traditionalistes – le PRCF, par exemple – ils nous expliquent avec une conviction touchante que l'Union Soviétique était une grande réussite et que si elle s'est effondré c'est parce qu'elle s'est écartée du chemin tracé par Staline, et bien sûr parce qu'elle a été trahie. Qu'on se rassure, cependant, quand eux prendront le pouvoir ce sera différent, mais pas de la même manière que les trotskistes qui sont, comme chacun sait, des traîtres vendus au Capital.

La majorité, cependant, ont fait ce qu'on fait les Millerites en Amérique lorsque Jésus n'est pas descendu sur terre en octobre 1844 : ils se sont tournés vers d'autres groupes ou idéologies, plus à même de répondre à leurs aspirations. Le problème c'est que s'ils ont jeté le dogme marxiste par la fenêtre, ils ont gardé ses fantaisies apocalyptiques. L'objectif  de l'anticapitalisme n'est pas de rendre la société la plus juste possible compte tenu des contraintes qui sont aujourd'hui les nôtres, ce qui, soit dit en passant ne serait déjà pas mal. Il est de substituer à notre société, certes éminemment perfectible, une version ou une autre du paradis sur terre.

La vulgate marxiste étant totalement discréditée, il y a de considérable divergences d'opinion sur ce que doit être ce paradis sur terre. Les mélenchonistes proposent de créer un gosplan à la française chargé d'assurer la transition vers une économie durable, la hausse du pouvoir d'achat et le plein emploi – trois objectifs contradictoires soit dit en passant. Les décroissants veulent sortir de la civilisation industrielle tout en maintenant l'état-providence et en donnant à chacun un « revenu minimum d'existence » - oui, c'est également contradictoire.

Pendant ce temps-là Hervé Kempf nous explique que si la planète va mal c'est de la faute des riches, catégorie à laquelle, naturellement, il n’appartient pas plus que ses lecteurs.

Les autres, eux, cherchent une "troisième voie entre le communisme et le capitalisme", ce qui concrètement signifie s'accrocher à toutes les "luttes" sans trop se poser de question sur leur légitimité ou leur viabilité, voguer d'une utopie à une autre, et bien sûr encenser tel ou tel caudillo sud-américain, en attendant sans doute de faire de même avec son équivalent domestique.

Le plus déplorable c'est que toutes ces idées ne sont pas en soi absurdes. C'est leur combinaison avec la volonté "d'en finir" avec un capitalisme croquemitaine et de créer "un monde sans mal"

Notre société a fait le choix il y a trois cent ans d'utiliser massivement les combustibles fossiles. Ce n'était pas un choix conscient. Il est né de la combinaison d'une société relativement ouverte, d'une position stratégique favorable et de vastes raisons charbonnières héritées du carbonifère. La Chine des Song aurait pu le faire si son incompétence militaire ne l'avait pas privé de ses territoires du nord et nous serions aujourd'hui en train de nous interroger sur les causes de la chute d'une civilisation industrielle globale centrée sur le Yangtze.

Une fois cette stratégie adoptée, il était inévitable qu'elle s'étende à l'ensemble de la planète. L'avantage que conférait les combustibles fossiles étaient trop important, les bénéfices de l'impérialisme trop évidents. Un état "socialiste" bénéficiant des mêmes avantages et soumis aux mêmes tentations aurait, sans aucun doute, trouvé d’excellentes raisons de soumettre le reste du monde à sa "mission civilisatrice".

Que nous adoptions une stratégie de croissance à tout crin était également inévitable, tout comme le sont les conséquences. Nous avons bâti une civilisation qui a besoin pour continuer à exister d'un approvisionnement constant en ressources non renouvelables. Celles-ci sont en train de s'épuiser et il devient de plus en plus difficile de maintenir nos infrastructures. Ce n'est qu'une question de temps avant que nous atteignions le point de rupture.

Dans ces conditions, taxer très lourdement les riches n'est pas absurde. Après tout la croissance n'étant plus une option, nous n'avons pas besoin de ménager les supposées forces vives, sans compter que si nous sommes tous coupables d'aveuglement, certains le sont plus que d'autres.

La planification et le rationnement des ressources vitales font tout à fait sens pendant des périodes de difficultés, et ont été mises en œuvre par des états aussi peu socialistes que les États-Unis et la Grande-Bretagne pendant la dernière guerre.

Quant à l'abandon de la société industrielle et le retour à une économie agraire, l'un et l'autre sont inévitables. Les ressources qui nous permettent encore de faire fonctionner notre économie, urbaine et industrielle, seront de moins en moins disponibles.

Rien de tout cela, cependant, ne nous mènera au paradis ni ne nous libérera de l'exploitation et de la compétition. Bien au contraire, l'épuisement de nos ressources signifie que nous serons confrontés à toujours plus de pauvreté et de compétition, quant à la vie de l'agriculteur décroissant, il y a de fortes chances que, sans la protection de la société industrielle, elle soit pénible, laborieuse et courte.

Mais si l’adaptation à un inéluctable déclin ne nous mènera pas au paradis, la recherche du paradis nous mènera, elle, directement en enfer. Dans sa logique, en effet, si le paradis rêvé ne se matérialise pas, et il ne se matérialisera pas, ce ne sera pas parce que la doctrine est fausse, mais parce que les hommes auront trahis ou failli, et nous savons à quoi cela aboutit.

Dans un texte récent, Richard Heinberg, a identifié quatre scénarios pour notre proche avenir :

A. Le statu quo.[....] les décideurs tentent désespérément de relancer la croissance économique avec des plans de relance et de sauvetage; tous les efforts sont dirigés vers la croissance, ou au moins le maintien d’une société complexe et centralisé. Les déficits sont ignorés.
 
La poursuite du statu quo semble nous ramener aux crises observées en 2008, mais la prochaine fois la situation sera pire [...]
 
B. La simplification par l'austérité. Dans ce scénario, les nations s’échappent du  du surendettement […] en coupant les dépenses sociales [...]
 
Dans les circonstances actuelles, la preuve est accablante que l'austérité mène au déclin économique et à des troubles sociaux. Dans les pays où la prescription d'austérité a été le plus vigoureusement appliquées (Irlande, Grèce, Espagne, Italie et Portugal), la contraction s'accélère et la protestation populaire est à la hausse.
 
[...] La seule façon apparente sortir de cette spirale de mort est une reprise de la croissance économique rapide. Mais [...], c'est une chimère simple. [...]
 
 
C. La centralisation des produits de base. Dans ce scénario, les pays fournissent directement des emplois et des nécessités de base pour le grand public tout en simplifiant volontairement la société via la réduction des effectifs ou l'élimination de secteurs tels que la finance ou et de l'armée, et par la taxation des particuliers fortunés, des banques et des entreprises.
 
Dans de nombreux cas, la fourniture centralisée des nécessités de base est relativement bon marché et efficace. […] Pensez à la mise à disposition de services par l’Etat non comme un socialisme utopique [...], mais comme une réorganisation stratégique de la société en vue d'une plus grande efficacité en temps de disette.[...] Finalement, la capacité des autorités centrales à fonctionner et à réparer l'infrastructure nécessaire pour continuer à soutenir l'ensemble des citoyens pourrait éroder au point que le centre ne tient plus. A ce stade, la stratégie C disparaîtrait au profit de la  Stratégie D.
 
D. La production locale. Dans ce dernier scénario, la fourniture de produits de première nécessité est organisée par les gouvernements locaux, des mouvements sociaux ad hoc, et des organisations non gouvernementales. Il pourrait s'agir de petites entreprises, d’églises et de groupes religieux des gangs de rue élargis, et toutes sortes de réseaux de coopération formels ou informels..
 
En l'absence de réseaux de transport mondiaux, les réseaux électriques et des autres éléments d'infrastructure qui  relient les nations modernes, la production locale, ne peut fournir que l’ombre du niveau de vie dont jouissent actuellement les classes moyennes  américaines ou européennes.

Tous ces scénarios aboutissent à la fin du capitalisme. Aucun n’aboutit à la société sans classe, et le résultat final risque fort de ressembler à ce qu’ont connu nos ancêtres, avec, on peut l’espérer même si rien ne le garantit, un peu plus de démocratie et un peu moins de violence.

Heinberg donne également ce conseil aux (futurs) gouvernants :

Ne soyez pas malfaisants, ne succombez pas à la tentation de déployer l’armée contre votre propre peuple quand vous sentirez le pouvoir vous échapper, le processus de décentralisation est inexorable, facilitez-le.

Il est permis de douter que les anticapitalistes, avec leur logique manichéenne et leur goût de l’absolu, suivent ce conseil.

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